L'histoire :
Ter, jeune homme longiligne, bien sapé, trainant sa valise, frappe à la porte d'un appartement. Il débarque pour ainsi dire, pour une visite, de ce qu'il en comprend de sa discussion avec la belle brune Bet qui l’accueille, car il a perdu la mémoire. Cet ancien militaire fait connaissance avec les autres colocataires : Shell, voluptueuse femme mure, Vic, grand costaud chauve, amoureux de Bet, et Nor, jeune homme introverti, essayant de faire reconnaître son amour à Shel, qui lui préfère cependant sa belle voisine. Immédiatement accepté, Ter emménage. Cependant, les écarts violents de Vic et les réactions non moins bizarres de ses colocataires vont l'inviter à fuir. Où ? Comment ? Il semble que cet appartement est un vase clos, où rien ne filtre, à part un voisin hippie, qui s'invite subrepticement à l'heure des quelques fêtes que la mini société s'autorise. Ter va cependant, à force d'efforts, percer un secret...
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
La manière dont a Koren Shadmi de nous immerger dans son univers tient du génie. Il utilise un suspense ténu, l'étrangeté grandissante d'un conte diabolique et une touche d'érotisme savamment distillée, qui rend fou trois hommes, une femme, un couple et un «eunuque» coincé au milieu d'un harem. On aimerait d'ailleurs, à la place de Ter, pouvoir vivre et profiter, mais cela lui est refusé, telle une repentance subie. Quant au dessin, velouteux à souhait grâce une colorisation façon crayon gras, dans des tons chauds vert pâle et orangés, celui-ci permet à un crayonné de couleur appuyé de dégager toute la vie grouillante qui s'ébroue dans ce huis clos. Tous ces personnages apparemment à l'aise dans leurs appartements, ayant sans doute des choses à se reprocher, ne symbolisent-ils pas chacun un péché capital : la violence, le vice, la luxure ? Et ne paient-ils pas cela à leur façon, en répétant inlassablement les mêmes scènes, ou en errant dans les dédales de ce pandémonium en forme de globe, comme notre héros malchanceux ? Ou bien sont-ce nous, lecteurs, qui sommes aussi pris au piège ? Car il fait chaud dans l'hôtel étrange d'Abaddon, et on s'y plaît, comme on s’y étouffe. Abaddon n'est-il d’ailleurs pas synonyme d'ange de l'abîme, dans l'Apocalypse ? Dès lors, le parquet sous lequel semblent enfermés nos protagonistes sur la couverture, ressemble aussi, sans grand étonnement, à ce labyrinthe qui prend forme sur le sol du couloir du bâtiment, en toute fin. Abaddon, qui a révélé l’auteur et fait débuter les éditions Ici-même, est réédité avec goût dans un superbe format à l’italienne dos rond collé. C’est un grand livre, une œuvre subtile, un roman graphique de toute beauté, dans lequel on voudra revenir, encore et encore...