interview Bande dessinée

Aurélien Morinière

©Emmanuel Proust Editions édition 2009

Il a peut-être l’un des plus beaux coups de crayon de l’édition jeunesse, et pas seulement. Il est connu pour ses escapades féériques au pays des contes – Les trois petits cochons, Mr Lune, Rufus et le loup, Sept nains et demi – mais nombreux sont ceux qui attendent fiévreusement la parution du 3e et dernier volet de l’épopée fantastique Tengiz (prévue pour la rentrée prochaine). « Marié » ou presque avec son compère Tarek au scénario, Aurélien Morinière est un dessinateur semble-t-il comblé et chacune de leur sortie, aux éditions Emmanuel Proust notamment, est en soit un événement ! L’artiste se confit : enfilez vos bottes de chat et/ou dégainez votre épée : c’est parti !

Réalisée en lien avec l'album La véritable histoire du chat botté
Lieu de l'interview : Angoulême

interview menée
par
5 mai 2009

Bonjour Aurélien. Comment pourrais-tu te présenter en peu de mots ? Ton histoire, ton parcours…
Aurélien Morinière : Bonjour. Alors, me présenter... Aurélien Morinière, mammifère bipède omnivore. J'ai fait des études artistiques à partir du lycée. Avant ça, je gribouillais, par automatisme en quelque sorte. C'était une simple prolongation d'élucubrations mentales pas forcément maîtrisées. Mais il fallait que ça sorte. Je n'avais pas d'ambition très claire pour mon trait. Je disais que je serais auteur de BD au collège. Mais très franchement, on ne peut pas dire que c'était la manifestation d'une ambition dévorante. J'aimais ça, mais je me suis plutôt laissé porter. J'ai la sensation de n'avoir rien provoqué, j'ai saisi des occasions c'est tout. Sans même savoir ce qu'elles représentaient. L'arrivée dans le monde de la bande dessinée s'est matérialisée sous une forme relativement cylindrique, avec 5 excroissances plus ou moins longues et un système pileux assez développé : un Tarek. On s'est rencontré par l'intermédiaire d'un ami commun et nous avons papoté dans un rade pourri, sous l'œil attentif d'un berger allemand moribond, avant de décider que nous allions faire une bande dessinée ensemble. Premier projet né assez rapidement, finalement. Non, je n'ai pas ramé pendant des années pour faire éditer un truc qui me suivait depuis l'enfance ! Non, je n'ai pas essuyé 150 000 refus humiliants ! C'est seulement après la signature du premier contrat que cela se gâte pas mal…

© Aurélien Morinière - Yingali 3Voici maintenant quelques années que tu fais de la BD et on ne te connait de collaboration qu’avec Tarek…
AM : C'est vrai qu'on travaille ensemble avec Tarek depuis nos début à tous les deux ou quasiment (Tarek avait déjà travaillé avec Ivan Gomez Montero, Le prophète de Tadmor). Nous nous entendons très bien et Tarek m'alimente avec de nombreux univers variés. Bien entendu, de son coté, il collabore avec d'autres dessinateurs. Pour ma part, je me plais dans cette collaboration mais ce n'est pas pour cela que j'envisage une exclusivité avec lui, et il le sait bien. Nous avons des projets en vue. Reste que je prépare un récit fantastique en 2 tomes, intitulé Samhain avec une jeune scénariste : Samély. Le premier tome paraîtra courant 2010 chez Emmanuel Proust éditions dans la collection Atmosphère. Vous voyez, rien n'est figé pour toujours. Cette nouvelle collaboration ouvre des voies différentes sur un univers fantastique débridé, baigné de symbolisme. Ce sera très différent. Sans doute complémentaire de ce que j'ai pu ou pourrait accomplir avec Tarek. J'ai besoin de nouveaux horizons pour m'exprimer mais ce n'est pas pour autant que je me détourne de mon compère. Je me complète et m'enrichis. Samély est une personne avec qui j'apprécie beaucoup de travailler parce que nous avons un imaginaire très proche avec des codes qui se font écho et un langage commun.

Tu possèdes sans doute l’un des plus beaux coups de crayon du plateau jeunesse, mais tu parviens aussi à jouer sur d’autres tableaux, avec Tengiz ou Baudelaire ou le roman rêvé d’E. A. Poe
AM : Heureusement qu'il y a des gens pour ne pas douter, merci beaucoup. Le passage d'un style à l'autre n'est pas réellement un problème. Si on observe bien, on retrouve des tics graphiques communs aux deux « univers ». Mais le trait doit s'adapter à une histoire. À partir du moment où l'envie de raconter l'histoire est présente, le trait change presque de lui-même. Il parle à d'autres personnes aussi. Lorsque vous vous adressez à un adulte, vous n'utilisez pas tout à fait le même vocabulaire que pour vous adresser à un enfant. C'est la même chose pour le dessin. Mais il m'est arrivé de ne pas vouloir dessiner une histoire. Non parce qu'elle ne me plaisait pas, mais parce que ce n'était pas mon univers. Je crois que mon trait jeunesse et mon trait « adulte » ne se télescopent pas. Car les univers qu'ils servent sont suffisamment éloignés les uns des autres.

Comment travailles-tu ? Si l’on en juge par le rythme de parution de tes albums, tu sembles prendre ton temps ? Tu soignes ton travail…
AM : Là tu parles de Tengiz, je suppose. Mais entre le tome 2 de cette série (paru en octobre 2007), et le tome 3 qui arrivera cet automne, il y a eu deux livres jeunesse : Le petit mamadou poucet et La véritable histoire du chat botté. Le rythme n'est pas si lent que ça. Mais étant donné que les lecteurs de ma production jeunesse ne sont pas toujours les mêmes que ceux de mes livres adultes, l'attente peut sembler longue… J'essaie quoiqu'il en soit de produire un tout petit peu plus d'un album par an. Ce qui ne doit pas empêcher de soigner le travail comme tu dis, même si je suis un instinctif. Je ne suis pas du genre à refaire 10 fois la même planche avant d'être satisfait. Si je suis dans un bon jour, ça peut aller très vite. Quoiqu'il en soit, j'ai appris, après 11 albums, que la satisfaction ne fait pas partie du métier. Attention, je ne dis pas que je ne suis pas content de faire ce métier et que je n'aime pas mes livres ! Simplement, même si on est content sur l'instant d'une planche ou d'un livre, peu de temps après on regarde le travail effectué et on se rend compte qu'on le ferait différemment maintenant. Être complètement satisfait de ce qu'on fait, dans tous les domaines artistiques, c'est selon moi la mort clinique de la créativité.

© Aurélien Morinière - Pont entrepotS’il est une caractéristique générale dans ton travail, c’est sans doute la « permanence fantastique » de chacun de tes titres…
AM : Je crois que tu mets le doigt sur un point (ouille!) fondamental de ce qui me tient. Jusqu'ici on aurait pu penser que ça venait de Tarek. Mais tu sais aussi bien que moi qu'il ne propose pas uniquement au public des récits fantastiques, loin de là. Il sait à quel dessinateur il s'adresse et il se trouve que c'est un genre qui me séduit. Samély, le sait également et c'est dans ce domaine qu'elle excelle tout particulièrement. Autant dire que cette caractéristique n'est pas prête de s'effacer ! Je suis fasciné par le fantastique, par sa manière de venir tout chambouler dans les consciences lorsqu'il vient, par petites touches discrètes ou par une explosion aberrante, perturber la normalité et transformer les consciences. C'est un outil puissant pour raconter des histoires, pétri de symbolisme et de poésie.

La mise en couleur participe activement à l’ambiance crépusculaire de la série Tengiz. Je trouve néanmoins qu’elle fige un rien ton trait. Partages-tu cet avis ? Pourquoi avoir souhaité faire la couleur sur le titre alors que sur ceux de l’édition jeunesse, tu laisses ton ami Svart s’en charger…
AM : Evidemment il reste des progrès à faire (et heureusement !). Mais je ne suis pas d'accord avec toi – cela ne serait pas drôle – sinon je ferais appel à quelqu'un d'autre pour mes couleurs sur Tengiz. Mon trait sur le premier tome était en lui-même un peu raide. Ensuite, cela s'efface et je pense que c'est la même chose pour la couleur. Je ne suis pas partisan de figer la technique sur une série, sous prétexte qu'elle doit reste cohérente. Bien entendu, il faut qu'il y ait une continuité. Mais j'aime aussi voir l'évolution du trait lorsque je lis une bande dessinée. Sur le tome 3, j'espère progresser encore à la couleur et j'ai déjà changé quelque peu ma technique de dessin. Nous verrons si certains décèlent ce changement ou s'il est assimilé de manière plus douce.
Concernant le travail de Svart, notre collaboration a commencé à un moment où j'étais pris par le temps. J'étais sur Les 3 petits cochons et Tengiz devait démarrer dans la foulée. J'avais déjà commencé à mettre en couleur Tengiz pour un autre éditeur. Il fallait donc que je poursuive le travail. J'ai donc cherché un coloriste et c'est Svart qui s'est imposé. L'ambiance étant posée, il était évident pour nous de continuer à travailler ensemble.

Que préfères-tu dessiner ? Et au contraire qu’appréhendes-tu par-dessus tout, et/ou t’ennuie le plus…
AM : Ce que je préfère dessiner : les corps. Humains ou animaux sans doute, ainsi que des choses plus graphiques : la rocaille, le minéral, des choses qui frisent l'abstraction. Ce que je n'aime pas dessiner sont les choses techniques. J'aime dessiner un engin étrange sorti de mon imaginaire, mais reproduire un avion, une moto ou une voiture tels que dans la réalité, me gonfle particulièrement ! Dans Samhain, je vais devoir m'atteler un peu au dessin de véhicules réalistes, puisque l'action se passe dans le Paris actuel. Cela va donc être un exercice particulier. Mais, même pas peur ! Le cadre fantastique va me laisser d'énormes possibilités pour me faire plaisir graphiquement…

Dessinateur accompli, n’as-tu pas envie de dessiner tes propres histoires ? N’as-tu rien à raconter ?
AM : Bien sûr qu'il y a des envies ! Mais je ne cours pas après le fantasme de l'auteur « complet ». Comme si on n'était rien avant d'avoir tout pris en main… Si c'est pour massacrer une histoire parce que l'on n’a pas la plume qu'il faut ou que l'on a trop le nez dedans pour faire quelque chose de solide, autant s'abstenir. Toutefois, cela fait 8 ans que je fais ce métier et je mentirais si je disais que rien ne m'est venu. Je mentirais d'autant plus, qu'il y a un projet en cours de préparation. J'ai écris l'histoire pour un one-shot en 46 planches. Mais ce récit était plutôt destiné à un roman graphique avec une pagination plus généreuse. N'ayant plus de temps pour le remettre en forme et l'adapter, j'ai passé le bébé à Tarek. À présent des planches commencent à naître. Mais ce n'est pas moi au dessin. Cet univers ne correspondait pas à mon trait. Ce n'est pas parce qu'on écrit une histoire qu'on est le plus à-même de la servir au dessin. Encore une fois, je ne fantasme pas sur l'idée d'auteur « complet ». C'est l'histoire qui compte, pas l'ego. Je n'en dirais donc pas plus si ce n'est qu'il s'agit d'un thriller, avec une petite touche fantastique ! Tiens donc…
Maintenant, même s'il m'arrivera peut-être un jour d'écrire des histoires pour moi-même, je pense que je ne cesserais pas les collaborations. J'ai l'angoisse de scléroser quelque chose en restant enfermé avec moi-même. Je me nourris facilement des univers des autres. Et, par exemple avec Samély, son univers se nourrit un peu du mien également. Il y a une collaboration en amont lors de l'écriture de l'histoire. Je ne prends pas la plume, mais immanquablement, les discussions provoquent des choses, les textes font naître des images et mes dessins font naître des mots.

Ton actualité : Pourquoi avoir accepté l’adaptation d’une œuvre cinématographique ? Une commande ? Quelle liberté en rapport à l’œuvre originale ?
AM : Concernant La véritable histoire du chat botté (la BD est sortie le 19 mars 2009 et le film le 1er avril 2009) ça s'est fait assez simplement du fait que l'un des producteurs (MK2) est actionnaire des éditions Emmanuel Proust. Il est indiqué à la fin du Petit mamadou poucet que le prochain conte détourné sera celui du chat botté. Au moment où nous terminions Le petit mamadou poucet, nous ignorions tout de ce film. Il se trouve qu'au moment du rapprochement avec MK2 nous étions – Tarek, Svart et moi-même – les plus à-même de réaliser l'adaptation BD du film, puisque cela correspondait à notre ligne directrice. Alors oui, d'une certaine manière c'est une commande. Mais nous n'aurions pas accepté s'il s'était agit d'un grand écart complet par rapport à notre univers.
Concernant la liberté, il a bien entendu fallu rester fidèle à la ligne du récit. Mais en 46 planches, on ne peut pas raconter exactement les mêmes choses et certainement pas de la même manière que dans un long métrage. Il a donc été nécessaire de faire une réécriture du scénario. Pour le dessin je me suis servi comme base du matériel de travail des concepteurs du film : les images des décors du film, les personnages sous tous les angles, etc. La difficulté est principalement venue des décors, car pour les détails, je ne possédais que des images fixes comme repères. Les images animées étaient en basse définition avec des décors non texturés et en gris ! Une sorte de storyboard animé… J'ai donc dû extrapoler la plupart du temps et inventé les pièces manquantes à mon puzzle. La mise en scène s'approche un peu de ce qu'on voit à l'image par moment. Mais la plupart du temps, on ne peut pas utiliser les mêmes plans que ceux du film. Il faut rendre le récit vivant autrement. Donc nous avions les bases – décors, personnages et code couleurs – ensuite, c'était notre sauce qui devait prendre en suivant le fil du récit.

Et la conclusion attendue (depuis plus d’un an, bientôt deux !) de Tengiz est pour la rentrée prochaine ???
AM : Pour ce qui est de la suite de Tengiz, Le chat botté est venu s'intercaler en cours de réalisation de l'album. J'ai donc repris là ou j'en étais resté et il sortira effectivement à l'automne. Et je demande humblement pardon à ceux qui ont patiemment attendu, massue à la main ! Nous retrouverons dans cet opus – outre quelques bonus de personnages, de bestiaire et de prouesses magiques – le fil que nous avions laissé au tout début du tome 1, au moment du siège d'Enlil. Avec des pistes pour amorcer un second cycle à venir. Mais c'est une autre histoire ...

Lorsqu’il faut « faire le boulot » en dédicace, tu réponds présent. Quels retours publics as-tu sur ton travail ?
AM : Je réponds généralement présent, oui. Si je me déplace, ce n'est pas pour vadrouiller à droite ou à gauche, autrement je préfère rester chez moi à faire autre chose (et pourquoi pas vadrouiller à droite ou à gauche d'ailleurs !). Les retours sont bons, généralement. Les gens venant en dédicace sont là parce qu'ils apprécient ce que l'on fait. Enfin j'espère ! Ou alors ils cachent bien leur jeu… Ce que j'aime particulièrement ce sont les commentaires des enfants sur les livres jeunesse. Ils sont frais, ils disent tout. Et lorsqu'ils aiment quelque chose, ils le crient très fort ! Ils veulent tous les livres ! C'est réjouissant. Bon, lorsqu'ils n'aiment pas, ils le disent tout haut aussi et reposent le livre (…). Un adulte se contentera d'un hochement de tête amical et s'en ira voir ailleurs, si on y est. Ah, non ? Du coup…

Quelles dernières lectures bd conseillerais-tu à nos amis bédiens ?
AM : Je lis assez peu de bandes dessinées. J'ai parcouru récemment deux albums qui m'ont beaucoup plu : Chemin de fer de Cyrille Pomès chez Emmanuel Proust éditions et Alpha ... directions de Jens Harder aux éditions de l'an 2 – extrêmement surprenant ! Autrement, deux de mes BD cultes : Le garage hermétique de Moebius et Sharazde de Sergio Toppi.

Si tu possédais le pouvoir supra-cosmique de te téléporter dans la tête d’un autre artiste de génie, chez qui élierais-tu domicile ?
AM : Sans doute la partie Moebius de la matière grise de Jean Giraud. Alphons Mucha sinon, en dehors de la BD. Mais c'est un peu restrictif. Il y en a tant, étalés sur pas mal de siècles : Goya, Rembrandt, Gustav Klimt et ce type inconnu qui rampait sous un plafond de 70 cm à 3 kilomètres sous terre, pour aller peindre un mammouth ou un cheval, là où personne – pensait-il – n'irait jamais regarder…

Une chose à rajouter ? Une envie, un scoop ?
AM : Toujours envie de belles histoires à raconter. Et le scoop ? J'en ai déjà dit pas mal plus haut : un second cycle de Tengiz en tête (enfin dans celle de Tarek autant que dans la mienne) et quelques infos sur notre projet à Samély et à moi, ici : http://www.samely.fr/?post/2009/03/06/Samhain...-naissance-d-une-BD

Merci encore Aurélien ! Et à très bientôt chez notre libraire préféré ou au détour d’un festival à l’occasion d’une dédicace !
AM : Merci à toi et bonnes lectures…

© Aurélien Morinière - Tengiz 3, pl.9

© Aurélien Morinière - tengiz 3, pl.1