Dahmer : tueur en série, violeur, cannibale, nécrophile... et un jour, adolescent. On a beaucoup parlé de Jeffrey Dahmer, surnommé « le cannibale de Milwaukee », et de ses 17 meurtres. Mais peu de gens se sont intéressés et ont raconté comment il en est arrivé là. Car on ne devient pas un monstre du jour au lendemain... Derf Backderf était camarade de lycée de Dahmer. Plus que cela même, il faisait partie de ses rares amis. Après les événements, il décide d’enquêter sur ce qui a fait de Dahmer le monstre qu’il est devenu. Entre cette enquête et ses souvenirs, Derf Backderf apporte dans Mon ami Dahmer un regard inédit sur cette histoire et surtout sur son passé… A l'occasion de la sortie de Punk rock & mobile homes, second ouvrage de l'auteur, découvrez l'interview réalisée quelques jours après la sortie de Mon ami Dahmer complétée de quelques questions supplémentaires posées lors de la tournée 2014 de l'artiste.
interview Comics
Derf Backderf
Bonjour Derf Backderf, peux-tu te présenter ?
Derf Backderf : Bonjour, je suis Derf, j’ai réalisé trois graphic novels et un comics strip aux USA, et je travaille depuis longtemps. Mon ami Dahmer est le livre qui m’a amené le succès, je suppose. C’est un gros best-seller. J’ai toujours su que ce serait un grand livre, mais ça dépasse ce que j’espérais.
Comment est né ce projet sur Dahmer ?
Derf Backderf : Et bien, hum… je dirais que ça devait arriver, vous voyez ? Cela fait partie de ma vie et c’est une super histoire, donc je pensais que je devais la raconter. Ca m’a pris un long moment pour y arriver : 20 ans pour tout mettre en ordre. Pour plusieurs raisons, ça a été un processus assez long...
Derf Backderf : Je n’ai pas de grand message à faire passer. Je crois que c’est juste un avertissement : vous devez porter de l’attention aux gens qui ne sont pas dans la norme, qui montrent des signes de folie, vous ne pouvez pas juste les laisser de côté. J’ai toujours pensé que c’était une super histoire. Ce que je fais dans le livre, c’est que je prends cette personne que tout le monde traite comme un monstre - spécialement aux USA - et je le rends humain. Je pense que c’est important. Car quand vous vous dites seulement « oh, c’est juste un monstre », vous ne comprenez pas vraiment pourquoi il est devenu comme ça. C’est comme si tout le monde se dédouanait. Il y a des gens dans cette histoire qui ont vraiment échoué, qui auraient pu éviter ça. Et je pense que nous pouvons vraiment apprendre de cela. C’est le seul message de l’histoire, vous comprenez ce que je veux dire ?
Tu as commencé à rassembler de la documentation sur le sujet en 1981, sans vraiment savoir ce que tu allais en faire. Et c’est seulement en 1994 avec la mort de Jeffrey Dahmer que tu as commencé à réellement travailler sur ce livre. Regrettes-tu de ne pas avoir commencé plus tôt ?
Derf Backderf : Non, pas du tout. C’était un événement tellement gros aux USA que tout le monde le couvrait, et c’était très sordide... Je suis content d’avoir pris beaucoup de temps car il me semble que si je l’avais fait à l’époque, j’aurais échoué, comme si j’aurais alors exploité les crimes plutôt que raconté mon histoire. Donc c’était mieux que j’attende. Et puis c’est un best-seller maintenant, donc ça n’a plus vraiment d’importance.
Mais ne regrettes-tu pas de n’avoir pu demander certaines choses directement à Jeffrey Dahmer ?
Derf Backderf : Non, je ne voulais pas vraiment lui parler. Je n’aurais pas su quoi lui dire. Je travaillais aussi, j’avais des choses à faire moi-même, donc... C’était une chose très troublante qui est arrivée. J’avais mes propres problèmes à régler, et puis il est mort et ça n’importait plus vraiment.
Derf Backderf : J’avais mon propre journal du lycée, une sorte d’agenda que je dessinais, vous voyez ? Et c’était pas mal... J’avais aussi tous les comptes-rendus à mesure que les crimes évoluaient. Et après cela j’ai commencé à interviewer des gens : amis, professeurs, voisins... Je leur demandais juste ce dont ils se rappelaient : « vous vous rappelez de ci, de ça ? ». Puis finalement j’ai commencé à lire les rapports de police, les dossiers du FBI, ce qui devait faire dans les 50 000 pages. Tout ce que je pouvais trouver qui pouvait m’aider à mettre l’histoire en ordre. Car cette partie de sa vie n’a jamais vraiment été racontée, pas dans les détails, comme je l’ai fait. Tout le monde s’est simplement concentré sur les crimes et non sur ce qui est arrivé avant. Il n’y a pas de violence du tout dans mon livre. Ça se termine au moment où il tue sa première victime, ce qu’on ne voit même pas. Donc, tout ce qui est arrivé après (les têtes dans le réfrigérateur, le cannibalisme, et tous ces trucs), je n’y touche même pas. Mais on sait que c’est là, on sait que ça va arriver... Je suis plus intéressé par le déclin.
Y a-t-il beaucoup de choses que tu ne voulais pas mettre dans le récit ? Peut-être des éléments un peu trop durs, ou des choses à propos de vous... T'es-tu autocensuré ?
Derf Backderf : Oui, il y a quelques trucs. Il y a des choses que je ne voulais pas mettre mais c’est parce que je trouve que cela faisait trop. Rien de trop dur en tout cas, juste que ce n’était pas forcément utile. Mais la version électronique a quelques scènes supplémentaires...
Tu parles de recherches réparties sur une vingtaine d’années. Comment organisais-tu cela avec ta vie de tous les jours et ton travail ?
Derf Backderf : Oui, vingt ans, plus ou moins. Je veux dire : pas continuellement, ce n’était pas tous les jours. J’avais un bureau de travail, avec différents dossiers pour chaque scène. Je collectais du matériel et je construisais à partir de ça. Je travaillais dessus plus ou moins quand je le sentais, un jour par ci, un autre par là. Et puis, un jour, il s’est trouvé que j’étais près de terminer, alors j’ai commencé à travailler dessus tout le temps. Dès que j’avais l’opportunité d’interroger quelqu’un à ce sujet, par exemple si j’allais voir un vieil ami que je n’avais pas vu depuis longtemps, vous voyez, on parlait et je disais « Eh, tu te souviens quand on allait à la galerie marchande avec Dahmer ? Tu te rappelles ce qu’il s’était passé ce jour-là ? », ce genre de choses. Vous devez travailler petit à petit. Je ne pensais pas que ça prendrait autant de temps d’en parler ; ça a pris un peu trop de temps en fait. Je travaillais dessus constamment alors...
Avec ces 20 ans de recherches et ton expérience personnelle de jeunesse aux côtés de Jeffrey Dahmer, tu as maintenant un bureau rempli de documents sur le sujet, beaucoup de photographies... Il y a beaucoup de livres et d’articles de journaux sur Jeffrey Dahmer qui sont pleins d’erreurs. N’as-tu pas envie d’écrire toi-même un roman précis sur le sujet ?
Derf Backderf : Non, car je fais des comics, c’est comme ça que je raconte les histoires.
Mais tu es aussi un écrivain...
Derf Backderf : Oui, mais c’est le comic qui est mon support privilégié. Si j'avais été compositeur, j’aurais écrit un opéra. Je veux dire, c’est comme ça que j’ai choisi de raconter des histoires. Et aussi car il n’y a pas eu beaucoup d’enregistrements visuels de tout cela : il n’y a pas beaucoup de photos par exemple. Ce n’était qu’une petite ville des États-Unis dans la fin des années 70. Avec les comics, vous pouvez recréer ce monde avec assez peu de sources. A l’aide de ma mémoire, je n’ai qu’à dessiner ce dont je me souviens, je pense que c’est bien plus précis. Je retrouve plein de petits détails que je n’aurais pas eus d’une quelconque autre manière.
On voit quelques croquis que tu as faits dans Dahmer, quand tu étais étudiant, et c’est plutôt du dessin d’observation réaliste. Cela tranche pas mal avec le style du reste. As-tu changé ton trait pour dessiner ce récit, pour que cela colle mieux ?
Derf Backderf : Oui, un peu. Mon livre précédent est un peu plus « fou » dans le dessin. Je veux dire, c’est assez similaire mais je suis resté plus « conservateur » sur Dahmer, sur le découpage par exemple. Mon livre précédent avait 9 cases par pages, et ici c’est plus souvent 4 ou 5. Cela va moins vite. Je n’ai pas vraiment changé au niveau de l’encrage, il est juste un peu meilleur (rires). Vous savez, heureusement, chaque nouveau livre est un peu meilleur que l’ancien. Jusqu’à ce que je devienne trop vieux et que je tombe en ruine.
Un article dans le journal Hollywood Reporter rapporte que les droits d’une version cinématographique ont été réservés. Peux-tu nous en parler ?
Derf Backderf : Il s’agit d’un très bon réalisateur. Son nom est Marc Meyers. Il n’a pas fait de gros films hollywoodiens, plutôt des petits films intellectuels, et il a gagné des prix pour ses films. Donc je suis assez confiant avec lui. Et il veut en effet en faire un nouveau film. Quoi qu’il en soit, en tout cas cela progresse. Il travaille actuellement sur le scénario...
Seras-tu impliqué dans le processus ?
Derf Backderf : Non. Pas vraiment. J’en ai fini avec cette histoire. C’est quelque chose de bizarre, vous savez : vous faites cette œuvre vraiment personnelle, sur laquelle vous avez travaillé si longtemps, et puis vous la donnez à d’autres. Et alors ils doivent en faire leur propre œuvre à leur tour... Mais moi, j’ai fait l’œuvre que je voulais faire. Donc il doit se détacher du livre, vous voyez ? La pression est sur lui maintenant... (rires).
Le titre « Mon ami Dahmer » est un peu ironique, non ? Car tu faisais partie de son « fan club », ce groupe qui finalement se moquait de lui, mais vous n'étiez pas vraiment amis...
Derf Backderf : Eh bien, pas vraiment dans le sens traditionnel. Mais nous étions ce qui pouvait se rapprocher le plus d’amis pour Jeffrey Dahmer. Il n’y a pas vraiment eu d’autres personnes avec qui il sortait. Il était un peu bizarre de ce côté-là, il n’avait pas vraiment la capacité d’avoir des amis. Et une fois que nous avons arrêté d’être ses amis, il est resté seul jusqu’à la fin de sa vie.
Derf Backderf : Oui, c’était un ami. Il ne faisait pas partie des amis proches mais c’était un ami quand même. Vous savez, quand vous êtes enfant, vous avez tellement d’amis ! Tout le monde... Vous avez des dizaines et des dizaines d’amis, à des degrés différents. Certains sont des amis très proches, d’autres beaucoup moins, mais ce sont tous des « amis ». C’était un ami, c’est comme ça que je le voyais.
Tu arrêtes l’histoire au moment où Jeffrey Dahmer sombre définitivement. C’est aussi là où ton expérience personnelle du sujet s’arrête. Est-ce l’histoire que tu voulais raconter depuis le départ, en t'arrêtant à ce point précis ?
Derf Backderf : Oui, c’était juste le temps qu’on a passé ensemble. Ca commence quand je le rencontre, et l’histoire s’arrête quand ça s’est terminé. Il se trouve que c’est aussi le moment où il est devenu un monstre, mais c’est simplement de cette façon que c’est arrivé. L’histoire s’est écrite toute seule, vraiment.
N’as-tu pas été tenté d’écrire aussi la suite ?
Derf Backderf : Non. Cela a déjà été raconté de très nombreuses fois. Ca ne m’intéresse pas. J’aime raconter des histoires que les gens n’ont pas déjà vues avant, j’aime surprendre les lecteurs. Quand ils viennent sur ce livre, ils pensent qu’ils vont lire un certain type d’histoire, et puis ils arrivent à la fin et ils réalisent qu’ils ont lu quelque chose de complétement différent. C’est ça que j’aime. En tant que scénariste, c’est ce qui m’amuse.
Derf Backderf a obtenu au dernier festival d'Angoulême le Prix de la révélation de l’année et a même été deux fois nominé aux Eisner Awards. Présent en France durant plusieurs semaines, il finissait à Clermont-Ferrand, à la librairie Esprit BD, une sorte de tournée marathon. Nous avons profité de sa venue dans la capitale auvergnate pour évoquer avec lui son séjour parmi nous et aussi ses prochains projets !
Bonjour Derf, comment ça va ?
Derf Backderf : Ça va bien, tout est cool ! (NDR : La sono de la librairie délivre la play list des morceaux que l’auteur conseille d’écouter en lisant Punk Rock & Mobile Homes). C’est spécial ce soir, car demain, je rentre à la maison ! J’ai l’impression d’être ici depuis un bout de temps mais en même temps c’est passé très vite…
Un mot sur Angoulême ?
Derf Backderf : C’était vraiment grand ! Et puis c’est aussi l’occasion de croiser d’autres auteurs, toute cette affluence ! C’était trois journées, mais à fond.
Tu as dû en faire, des dédicaces !
Derf Backderf : Je pense en avoir fait environ 600 depuis que je suis en France, et à Angoulême 200… Mais je remercie surtout tous ceux qui sont venus me voir. Alors merci à toi !
Ça doit te sembler étrange, ces dédicaces, car aux USA, de nombreux artistes proposent des commissions…
Derf Backderf : Oui, la dédicace (en français dans le texte), c’est typiquement français. Ce truc du petit dessin dans le bouquin, ce n’est pas ce que les gens te demandent là-bas. Déjà, personne ne viendrait me commander un dessin payant ! Et puis, l’immense majorité des lecteurs est satisfaite quand on signe le bouquin. Avoir une signature, c’est ce qui compte pour le fan. Il arrive de temps en temps qu’on me demande un dessin, mais c’est rare. Naturellement, je ne vais pas prendre d’argent pour cela. Non, je fais juste mon petit dessin !
Peux-tu nous dire comment tu es arrivé à être édité en France aux éditions Ca et Là ?
Derf Backderf : Je n’ai aucun mérite ! En fait, je n’ai rien fait, ce n’est pas moi qui m’en suis chargé. C’est mon éditeur américain qui a contacté Çà et Là. Voilà ! Mais je suis très content, cette maison d’édition fait du bon boulot.
Quel est le projet sur lequel tu travailles actuellement ?
Derf Backderf : Je suis en train d’écrire une histoire dont les personnages sont des éboueurs. Un métier que j’ai fait pendant un moment. D’ailleurs, j’ai remarqué qu’ici en France, vous avez des services d’enlèvement des ordures très impressionnants. Il y du matos, des moyens, une organisation remarquable… Et puis les déchetteries ! Elles n’ont rien à envier aux nôtres. Et ça, ça m’a surpris. Enfin je veux dire leur taille. Elles sont aussi grandes que les nôtres. Je ne sais pas pourquoi, je ne voyais pas les choses comme ça. Pour mon histoire, je peux te dire que ce sera une comédie. En fait, j’ai fait un webcomics et ce sera une retranscription. Je refonde l’univers et les histoires, car sur le net, c’était plutôt une succession d’histoires courtes. Là, il y aura une continuité. Ce qui est marrant, c’est que suis en train de travailler aussi sur un webcomics qui reprend les personnages de Punk Rock et Mobile Homes.
Le fait de travailler sur un webcomics change-t-il ta technique ? Utilises-tu l’ordinateur pour l’élaboration de tes planches ?
Derf Backderf : Basiquement, non. En fait je n’utilise des logiciels que pour travailler les nuances de noir et blanc et certaines textures. Je continue mon dessin et mon encrage à la main et je scanne. Du fait main, c’est ça qui me plaît ! Ce qui est dommage, c’est qu’on puisse faire du fake avec. Certains peuvent masquer plein de choses avec l’ordinateur. Mais qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas : travailler pour l’industrie du comics de super-héros, qui favorise cet outil, ça reste beaucoup de boulot. Tu as un dessinateur, un encreur, un coloriste et au niveau du rythme…Boum, boum, boum, faut que ça envoie, faut que soit carré. La plupart du temps, 22 pages par mois sont demandées. C’est un rythme de dingue. Et quand je pense à Jack Kirby, qui pouvait faire 4 séries en un mois ! 88 planches, tu te rends compte ? C’est juste hallucinant ! Bon, t’as compris, moi j’ai un peu la démarche inverse !
Merci Derf !
Derf Backderf : Merci beaucoup. I’m back home ! Et à bientôt, je reviens en France en mai. Au revoir ! (en français dans le texte)
Remerciements multiples à Pierre Pulliat (pour l’idée d’accroche), à la librairie Aaapoum Bapoum et à la librairie EspritBD de Clermont-Ferrand. Les propos ont été recueillis par Nicolas Demay (le 30 mars 2013 pour la première partie) et Jean-Philippe Diservi (le 19 février 2014 pour la seconde partie).