Depuis la fin des années 70, on n'a cessé d'attribuer à Frank Miller tous les superlatifs.. Sa capacité à renouveler la bande dessinée américaine provoqua un séisme chez les lecteurs, un choc tel qu'il fonctionne encore avec les générations actuelles. Il a fait de Daredevil un héros de premier plan chez Marvel et a modernisé Batman en lui apportant un ton résolument plus adulte. Ce talent reconnu par tous attira les studios de cinéma qui lui firent écrire les scénarios des suites de Robocop. Malheureusement, l'expérience ne fut pas vraiment convaincante et Frank Miller retourna à la création de comics. Il lança le projet Sin City, un polar noir et hard boiled que l'auteur voulut impossible à transposer au cinéma de par une narration très sombre et un style visuel très marqué. Pourtant, un réalisateur lui fit changer d'avis. C'est Robert Rodriguez, le réalisateur de Desperado, qui lui prouva que le cinéma pouvait être un nouveau terrain d'expression pour lui. Ensemble, ils réalisèrent Sin City en 2005, un succès populaire et critique. Depuis, Frank Miller s'est essayé en solo à la réalisation avec le poussif Spirit et n'est jamais parvenu à retrouver sa verve créatrice tant prisée pour les comics. Alors que les critiques à son encontre se sont multipliées ces dernières années suite à des prises de position pour le moins maladroites ou avec la parution de Terreur sainte qui se revendiquait comme un album post-11 septembre et donc forcément manichéen et radical, il n'en reste pas moins un auteur majeur parfaitement capable de s’enthousiasmer pour les films Marvel, un mec désespérément romantique et symbole d'une Amérique sûre d'elle, forte en gueule mais aussi super sensible. Resté muet jusqu'ici, Frank Miller est de retour avec Robert Rodriguez pour la réalisation du second volet de Sin City intitulé J'ai tué pour elle, où l'on retrouve la bouillante actrice française Eva Green. Cela faisait des années que l'artiste n'était pas venu en France et il a accepté avec le réalisateur d'offrir à ses fans une masterclass où il a répondu aux questions du maître de cérémonie et de ses fans, dont vos serviteurs... Une rencontre très agréable marquée par un Frank Miller fatigué... Très fatigué... Mais à l'esprit encore très affûté !
interview Comics
Frank Miller
Réalisée en lien avec les albums Sin City T1, Daredevil par Frank Miller T1, Sin City T2
Après le succès du premier film, comment en êtes-vous venu à lancer le second Sin City ?
Frank Miller : Beaucoup de choses se sont passées. Les frères Weinstein ont restructuré leur compagnie et, comme ils avaient produit le premier film, ils nous ont demandé à moi et à Robert de patienter. Comme nous n'avons pas tendance à être oisifs, les projets se sont succédés les uns après les autres. Les années se sont écoulées et le déclic s'est produit lorsque Robert a trouvé la technique parfaite pour le film.
C'était lié à la 3D ?
Robert Rodriguez : Non seulement, il a fallu envisager l'arrivée de la 3D mais aussi l'apparition de nouvelles caméras. Il y a eu les problèmes de casting où il a fallu jongler avec les disponibilités des acteurs. Et même avec certaines de mes astuces, cela n'a pas été simple. Le fait que les acteurs ne soient pas tous présents en même temps sur le plateau, lors du tournage de Sin City 2, est une chose que j'ai apprise lors du tournage de Spy Kids 3 auprès de Ricardo Montalban, qui avait fait un Star Trek avec William Shatner. Il y a une scène où il y avait une assistante qui lisait le texte de Shatner de façon monotone et Ricardo a du entrer dans son rôle et faire preuve d'une extraordinaire capacité d'interprétation. Inversement pour Shatner. Lorsque William Shatner a vu Ricardo, il lui a dit s'être basé sur la prise que Ricardo avait faite avec l'assistante. J'ai trouvé la performance des deux acteurs extraordinaire et je me suis dit que l'on pourrait se servir de ce type de technique.
Frank Miller : Lorsque Josh Brolin, qui interprète Dwight dans le second Sin City, est arrivé sur le plateau, il est venu nous voir en nous demandant où était Mickey Rourke vu que nombre de ses scènes étaient avec lui. En fait non, nous avions tout filmé un mois avant. Dans le film, il y a des scènes où ils boivent des verres ensemble, font tinter des verres et même à un moment où Marv [NDR : personnage interprété par Mickey Rourke] porte Dwight. Tout ça, c'est la magie du cinéma, du fond vert et des effets spéciaux. Par contre, on peut certifier que la scène entre Eva Green et Josh Brolin est bien réelle, ils ont tourné ensemble. Ce n'était pas évident de les faire s'embrasser autrement ! Au départ, quand Robert m'a dit qu'il voulait faire le second film en 3D, j'ai eu des visions de dinosaures, de batailles spatiales et de cafards géants qui allaient nous foncer dessus à travers l'écran, et en fait Robert m'a rassuré en me disant que, vu que mon style consistait à tout réduire aux éléments narratifs essentiels, il allait prendre cette technique et la développer au maximum dans le film. J'étais vraiment enthousiaste. Il y a deux choses que j'ai apprises avec Robert. La première est qu'il a généralement raison. La seconde est qu'il ne faut pas lui lancer de défi. Il ne faut pas lui demander si quelque chose est possible, il faut juste lui demander comment on peut le faire. Ou alors lui parler d'autre chose. Mais pas de politique !
Est-ce que le fond vert a été handicapant pour les acteurs ?
Frank Miller : Le personnage de Nancy joué par Jessica Alba a évolué dans le second film. Elle a été la première à arriver sur le plateau. Cela faisait 8 ans que nous ne nous étions pas vus, je me suis précipité vers elle pour lui faire un câlin et l'accueillir. En retour, je n'ai eu droit qu'à un très froid « bonjour ». Je me suis demandé ce que j'avais bien pu faire pour l'énerver. Et en fait, rien. C'est juste qu'en arrivant sur le plateau, elle était déjà dans le personnage et dans la scène où elle se rend au cimetière sur le tombe d'Hartigan. C'est une fille absolument adorable et, dans ce film, son personnage est très sombre. Je n'ai retrouvé la Jessica Alba que je connaissais qu'en dehors du plateau.
Les acteurs ont-ils eu peur de se répéter sur le second film ou étaient-ils content ?
Frank Miller : Le premier constat est qu'ils étaient tous meilleurs en revenant. Ce n'est pas dû aux années qui séparent le tournage des deux films mais à la meilleure appréhension du fond vert. A l'époque du premier Sin City, ils ne savaient pas ce que leur performance allait donner sur un fond vert. Là, ils sont revenus enchantés et avec une joie totale et ils maîtrisaient bien mieux l'exercice. Jessica Alba est devenue une actrice plus performante et elle a bien suivi l'évolution du personnage.
Le travail d'adaptation et le passage du comics au long métrage est encore plus poussé sur le second film...
Frank Miller : J'avais eu personnellement des expériences un peu malheureuses à Hollywood et je n'avais qu'une seule envie, celle de retourner aux comics et de me remettre à dessiner. J'ai toujours voulu faire un polar noir et j'ai fait Sin City pour que cela soit inadaptable à l'écran. Ce que je n'avais pas prévu, c'est que ce cinglé de texan arrive et le fasse [NDR : Frank Miller désigne Robert Rodriguez à ce moment là].
Robert Rodriguez : J'ai toujours adoré l'univers de Frank Miller et de Sin City en particulier. Je savais qui si on réalisait une adaptation de Sin City sans prendre en compte l'univers visuel, ce serait une catastrophe. J'ai voulu transformer un film en bandes dessinées. Suite à mon expérience sur Spy Kids avec l'utilisation de fond vert, je suis allé voir Frank Miller et je l'ai emmené dans mes studios Troublemaker à Austin pour lui montrer ce que cela pouvait donner.
Frank Miller : Robert m'a appelé deux fois et j'ai dit non à chaque fois. Suite à mon second refus, Robert est venu et m'a dit qu'avec des amis acteurs, il aimerait tourner une scène, à laquelle j'assisterais, et que l'on s'amuserait. Au mieux, cela plairait et au pire, cela ferait un DVD sympa à montrer aux amis et à la famille. Lorsque l'on a débuté le tournage de cette séquence, j'ai eu Marley Shelton, qui interprétait une femme engageant un tueur pour qu'il 'assassine, me demandant pourquoi son personnage faisait cela. Et là, c'était un rêve absolu, celui d'expliquer tout le passé et la biographie étendue du personnage. Elle est partie jouer ensuite et a été infiniment meilleure que lors de sa première prise. En voyant le résultat, j'ai dit à Robert que j'en étais !
Est-ce que le fait que Robert Rodriguez te propose d'être co-réalisateur a été un vecteur dans ton choix ?
Frank Miller : Oui, je ne l'aurais peut être pas fait sans ça. Le processus d'un auteur de comics, que j’adore, est d'être devant sa table à dessin et d'enchaîner les pages, mais on se sent parfois très seul. Ce qui a été une révélation pour moi, alors que j'étais sur un plateau avec un partenaire d'exception, est que j'étais capable de m'entendre avec les gens, que je pouvais travailler avec toute une équipe. Cela a été une expérience fabuleuse.
Comment vous répartissez-vous les tâches sur le plateau ?
Frank Miller : En fait, nous faisons tout ensemble et nous sommes d'accord sur l'objectif à atteindre. Il nous arrive parfois de ne pas l'être sur la façon de le faire. Nous faisons alors deux prises, la sienne, la mienne. Ensuite, on visionne les rushs et on choisit la bonne. Le problème est que l'on ne se rappelle plus qui l'avait tournée ! Voilà comment on fonctionne.
Lors d'une précédente interview, j'avais l'impression que le plus fidèle aux comics Sin City n'était pas Frank mais plutôt Robert, est-ce faux ?
Robert Rodriguez: Effectivement il arrive parfois qu'après avoir travaillé l'écriture, Frank ait enlevé certains éléments que je remets derrière lui ! Parfois, on vérifie dans les comics et ça y était ! Cela permet de conserver la pureté de l'original.
Frank Miller : Il y a une phrase que Robert me disait toujours pour que l'on ne revienne pas sur quelque chose, c'était : "trop tard, tu l'as déjà encré !" [NDR : l'encrage est la dernière étape du dessin et rend impossible toute correction]. On ne peut plus rien changer !
Y aura t-il un Sin City 3 ?
Robert Rodriguez : Cela dépend de vous, si le public soutient le film. Nous serions emballés à l'idée de le faire.
Frank Miller : Je suis prêt Robert ! Maintenant sortez et allez le voir !
Est-ce que le résultat final sur Sin City 2 est conforme à vos attentes ? Y aura t-il une version longue ou des scènes inédites ?
Frank Miller : Cela n'a pas vraiment été ce que l'on attendait. Nos attentes ont été dépassées parce qu'il se trouve que sur le plateau, nous sommes sur un acte de création et pas une copie de ce que l'on a déjà fait. On ne cesse d'échanger avec Robert et d'apporter quelque chose, c'est toujours très vivant. Une chose à laquelle je ne m'attendais pas est la performance de Joseph Gordon Levitt qui m'a poussé à réécrire entièrement le script d'origine afin de le rendre meilleur. Il faut dire qu'avec de tels acteurs, les performances des uns et des autres, de Mickey Rourke à Jessica Alba en passant par Eva Green tout particulièrement, étaient si bonnes que je devais écrire un meilleur scénario. Le script n'est pas figé par rapport aux espérances initiales.
Robert Rodriguez : Il y a moins de scènes coupées dans le second film qui est plus court que le premier. On a tendance aussi à avoir plus d'effets spéciaux. Bien sûr, nous offrirons les coulisses et un contenu spécial pour les versions collector.
Frank, est-ce que tu as orienté le jeu des acteurs pour qu'il se rapproche au maximum des personnages des comics ?
Frank Miller : L'idée est davantage de révéler des talents et la force des acteurs plutôt que de leur imposer un carcan particulier. Le script est en quelque sorte un dessin d'un architecte attardé, le but est de pousser les acteurs dans leurs retranchements et eux vont ressortir ce qu'il faut pour alimenter le personnage.
Robert, vas-tu retravailler avec Quentin Tarantino ?
Robert Rodriguez : En général, nous travaillons ensemble tous les 10 ans. C'est à peu près le bon moment. Dernièrement, j'ai réalisé une émission « Dans le fauteuil d'un réalisateur » où j'interviewe quelques réalisateurs peu connus comme Guillermo Del Toro ou Francis Ford Coppola, et normalement cela dure environ une heure. Avec Quentin, cela a duré 5 heures. Nous avons surtout parlé de ses films, de la manière dont il les réalise. Il faisait une lecture d'Inglorious Basterds ou de Kill Bill et sur les années avant. Nous avons évoqué une nouvelle collaboration mais rien de concret pour l'instant.
Et une suite à Machete et Machete Kills est-elle en prévision ?
Robert Rodriguez : Danny Trejo m'a encore appelé hier soir, on va en discuter. Il m'appelle tout le temps. Je suis étonné qu'il ne m'appelle pas en ce moment d'ailleurs ! (rires)
Avez-vous déjà imaginé Sin City dans un format série télé ?
Frank Miller : On a discuté de beaucoup de projets avec Robert. Nous avons parlé d'un troisième film. Pour l'instant, nous sommes concentrés sur ça, donc allez voir Sin City 2, recommandez-le à vos amis et faites tout ce que vous pouvez pour que l'on puisse faire la suite ! Puis de la télé, etc.
Robert, est-ce que tu souhaites faire d'autres adaptations ?
Frank Miller : Il est sur Blanche Neige en ce moment ! (rires)
Robert Rodriguez : J'aime bien passer de mes propres histoires à l'adaptation de celles des autres, travailler avec Kevin Williamson, avec Quentin Tarantino ou avec Frank. Sin City est très différent car le titre a un réel univers, tellement différent. Je ne me vois pas adapter une autre bande dessinée.
Frank Miller : Ne le fais pas ! (rires)
Robert Rodriguez : Je ne vois pas ce que je pourrais faire après Sin City.
Frank Miller : Ou alors sur Fantastic Four 5 !
Frank, comptes-tu te remettre aux comics ?
Frank Miller : Absolument. En fait, je suis partagé entre mes deux passions. Quand j'ai envie d'être seul, je fais des comics. Quand j'ai envie de voir des gens, je fais des films.
Si vous aviez le pouvoir cosmique de visiter le crâne d'un autre artiste, qui choisiriez-vous et pourquoi faire ?
Frank Miller : J'aurais adoré voir ce qu'aurait fait Stanley Kubrick à l'ère du numérique.
Robert Rodriguez : Alfred Hitchcock pour voir comment il a fait tout ça.
Frank Miller : Ou Orson Welles, je ne sais pas.
Merci messieurs !
Merci à Alain Delaplace pour sa participation, sa relecture et son inspiration pour le chapeau, à Audrey Bouchard et Matthieu Girard de La FNAC, à Mathieu Auverdin et à Miceal Celtwriter pour l'animation de la Masterclass et sa traduction instantanée.