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Jack Kirby - 5ème partie

©Urban Comics édition 2015

Dans cette ultime partie de l'interview de Gary Groth, le couple Kirby, Jack et Roz, continue d'évoquer les années de succès du dessinateur mais également les regrets et autres rancœurs cultivées tout au long d'une carrière riche et mémorable. Si l'on notera parfois la volonté de l'intervieweur de creuser certains sujets afin de dénoncer la manière dont Jack Kirby fut parfois malmené par les éditeurs, nous y verrons aussi certains excès de sa part. De l'envie de bien faire naît des polémiques inutiles et malhabiles. Réalisé sur plusieurs jours, cet entretien permet néanmoins de comprendre quel regard porte Jack Kirby sur le travail accompli et sur l'importance énorme qu'a eu son épouse sur sa légende. Pour conclure cette interview, Jean Depelley a jugé bon de vous faire partager son ressenti sur cet entretien sulfureux et l'impact de celui-ci sur les principaux mentionnés.

Réalisée en lien avec les albums Le Quatrième Monde T1, OMAC - L'arme Ultime, Fighting American, Kamandi T2, Kamandi T1
Lieu de l'interview : Le cyber espace

interview menée
par
25 décembre 2015

Les questions sont l'œuvre de Gary Groth, la traduction est celle d'Alain Delaplace et les annotations de Jean Depelley.

Ça vous a fait quoi, dans les années 60, quand Stan est devenue une personnalité du domaine et qu'ils est un peu devenu le porte-parole officiel et la figure de proue de Marvel ?
Jack Kirby : Stan est devenu une personnalité au travers du lien qu'il avait avec le propriétaire.
Roz Kirby : Puis-je ajouter quelque chose ? J'étais très chagrinée quand on pouvait lire Stan Lee ceci et Stan Lee cela. S'ils voulaient être justes, ils auraient pu mettre « Produit par Stan Lee et Jack Kirby » mais ce n'est pas ce qu'ils ont fait. « Ecrit par ». Il n'avait pas à s'accorder tout le crédit. Il se contentait de mettre « Illustré par Jack « King » Kirby », ce genre de choses.
Jack Kirby : Oui et il se montrait très désinvolte à ce sujet.
Roz Kirby : Jack s'en moquait un peu mais c'était moi qui était le plus blessé par tout ça.

Je vois. Avez-vous jamais parlé à Stan au sujet des crédits, sur les comics ?
Jack Kirby : On ne pouvait pas parler de quoi que ce soit avec Stan.
Roz Kirby : De temps à autre, il ajoutait « Produit par – ».
Jack Kirby : Oui, il faisait ça, parfois. Stan était du genre rigide. Du moins, c'est comme ça que je le vois. C'était mon idée de lui. Il est du genre rigide et il obtient ce qu'il veut dès lors qu'il est avantagé. Il est du genre à jouer sur ses avantages. Quand il n'est pas avantagé, il perd. Il perdrait face à tout créatif. Je n'ai jamais vu Stan comme un créatif. La seule chose qu'il ait jamais fait, c'est de dire « Excelsior ! »

Ce que je voulais vous demander, c'est : que pensiez-vous alors quand Stan construisait son image auprès du public, que tout était tamponné d'un « Stan Lee Presents » ? Il s'est fabriqué cette sorte d'image grandiose.
Roz Kirby : C'est ce qu'il a toujours voulu.
Jack Kirby : Je pense que Stan se prend pour Dieu. Aujourd'hui, il est le père de l'univers Marvel. Il se prend pour Dieu.

Avez-vous vu ça venir, dans les années 60, quand Stan mettait son nom un peu partout ? Avez-vous anticipé ce –
Jack Kirby : Il n'y avait pas à le voir venir. Ça se produisait déjà et je ne voyais pas quoi y faire. Stan Lee était le directeur de publications et Stan avait beaucoup d'influence, alors, chez Marvel. On ne pouvait rien y faire. Pour s'en plaindre à qui ?

Est-ce que Stan était votre contact régulier auprès de Marvel ? Était-ce lui qui - ?
Jack Kirby : Oui. J'entrais, je donnais mes planches à Stan et je rentrais. J'écrivais et j'illustrais l'histoire chez moi. Je m'occupais même du lettrage, au stylo .
Roz Kirby : En fait, tu mettais ça dans les marges.
Jack Kirby : Parfois dans les marges, parfois dans les bulles. mais je m'occupais de toute l'histoire . Je l'équilibrais...

Aviez-vous de longues discussions avec Stan Lee au sujet des prochains Thor, Avengers ou Fantastic Four ? Combien de temps en parliez-vous avec Stan ?
Jack Kirby : Pas longtemps. Parler avec Stan ne m'intéressais pas particulièrement, je me contentais parfois de lui donner les grandes lignes de l'histoire à venir puis je rentrais chez moi. Je lui en disais très peu puis je rentrais et j'imaginais et j'écrivais l'intégralité de l'histoire.

Et vous en pensez quoi, quand il dit de vous combien vous êtes un type génial et un fabuleux collaborateur, chose qu'il fait fréquemment dès qu'on lui parle de la Grande Epoque ?
Jack Kirby : Pourquoi dirait-il le contraire ?
Roz Kirby : Oui, regardez ce que Jack a fait pour Marvel.
Jack Kirby : Pourquoi dirait-il le contraire ? Si je n'avais pas sauvé Marvel et si je n'avais pas imaginé tous ces titres, il n'aurait rien eu à se mettre sous la dent ! Il serait au chômage, aujourd'hui. Je ne sais pas ce qu'il ferait, alors mais il ne serait certainement pas à un poste ayant quoi que ce soit à voir avec l'édition.

À votre avis, il le pense ou est-ce que c'est juste pour l'image qu'il souhaite se donner ?
Jack Kirby : Quoi donc ?

Oh, le fait qu'il pense que vous êtes génial et qu'il a adoré travailler avec vous.
Jack Kirby : Je dirais que c'est une image qu'il se donne, que ce qu'il veut vraiment dire par là c'est qu'il a adoré m'avoir sous sa coupe. J'espère seulement pour vous que vous n'ayiez jamais à faire avec ce genre de personnage.
Roz Kirby : J'aimerais dire quelque chose, si c'est possible. Jack a créé de nombreux personnages avant même de rencontrer Stan. Il a créé quasiment tous les personnages qui ont vu le jour durant sa collaboration avec Stan et, après qu'il ait quitté Stan, il en a encore créé beaucoup d'autres. Qu'est-ce que Stan a créé avant de rencontrer Jack et qu'a-t-il créé depuis son départ ?
Jack Kirby : Et ma femme était avec moi, quand j'ai créé ces foutus personnages. La seule raison pour laquelle je peux en vouloir à Stan, c'est que mon épouse a dû subir tout ça avec moi. C'est avec des gens comme Stan, incapable d'empathie, qu'on en arrive là. S'ils blessent un homme, ils blessent sa famille. Son épouse va se poser des questions. Ses enfants, aussi.

Vous étiez très – active n'est pas le mot – mais vous étiez au-dessus de tout ça, à cette époque. Vous doutiez-vous de ce qui se passait ?
Roz Kirby : Bien entendu. Jack travaillait en bas, dans ce que nous appelions le Donjon. On avait alors un sous-sol où se trouvait un studio. Dès que quelqu'un appelait ou que Jack se trouvait à son bureau, j'étais là. Aujourd'hui encore, ça fait mal quand mon petit-fils voit le nom de Stan Lee et qu'il sait ce que son grand-père a accompli. Il me demande "Pourquoi est-ce que le nom de Stan Lee est partout ?". C'est difficile à expliquer, vous savez.
Jack Kirby : Ouais. Pourquoi est-ce que je ne serais pas meurtri ? Pourquoi est-ce que ma famille ne serait pas meurtrie ? Je sais que ma femme m'en veut –
Roz Kirby : Non, je ne t'en veux pas.
Jack Kirby : —quand je dis ça, mais je suis profondément blessé parce que ma famille en a souffert. Je ne peux rien y faire. On ne me croira pas, chez Marvel. Je ne serai jamais cru nulle part à moins que... En réalité, je pense que mes propres craintes m'ont poussé à commettre un acte de lâcheté. C'est de la lâcheté. J'aurais dû dire à Stan d'aller au diable et j'aurais dû trouver un autre moyen de gagner ma vie, mais je ne le pouvais pas. J'avais ma famille, un appartement, je ne pouvais pas laisser tomber tout ça .

Parce que vous n'aviez pas d'alternative ?
Jack Kirby : Je n'avais pas d'alternative, et DC n'était pas une si belle alternative que ça. En fait, j'ai commencé à travailler avec DC autant que je le pouvais.

Au risque d'avoir l'air de prendre parti, laissez-moi vous poser une question : chaque fois que je lis un truc que Stan a écrit ou que j'écoute Stan parler, je suis étonné du fait qu'il soit si évident qu'il est un champion du baratin. Il a toujours été comme ça ?
Roz Kirby : Oui.
Jack Kirby : Oui. Oui, j'ai connu Stan quand il n'était encore qu'un jeune garçon.
Roz Kirby : Monsieur Personnalité. Voilà qui il était.
Jack Kirby : Si jamais vous en parlez un jour avec Joe Simon, il vous dira exactement ce qu'était Stan Lee. C'était un petit malin issu d'une famille un peu plus que moyenne et il pouvait faire ce que bon lui semblait. Il pouvait dire ce qu'il voulait. Je vais être franc avec vous : on le considérait comme un casse-couilles. Il a grandi et il est devenu exactement ça. Ce qui m'a vraiment gêné dans cette histoire, ce n'est pas de ne pas avoir pu gagner ma vie, ça, je l'ai fait. Je suis parvenu à trouver le moyen de gagner ma vie. En fait, je suis parti en Californie. J'étais le premier dessinateur de New-York–
Roz Kirby : Non, ça c'est arrivé après. Ce n'est pas ce qu'il t'a demandé.
Jack Kirby : Je suis le premier dessinateur de New-York – attendez une minute – je suis le premier dessinateur de New-York à être allé en Californie et j'y suis allé parce que j'en avait marre de l'industrie. J'en avais jusque là de l'industrie. Je voulais me sentir à nouveau un homme.

En quelle année êtes-vous venu ici ?
Jack Kirby : Voyons voir... Je crois que c'était en 67 . En réalité, Carmine Infantino était alors éditeur chez DC, et Mort Weisinger est venu nous rendre visite . C'était fantastique de pouvoir discuter avec quelqu'un venant de la côte est.

En fait, il reste un personnage dont j'aimerais encore parler, il s'agit de Thor. Votre run sur Thor a été une période incroyablement fertile en termes d'imagination et ce pendant un grand nombre de numéros.
Jack Kirby : Oui, j'adorais Thor car j'adorais les légendes. Je les ai toujours adorées. Stan Lee était le genre de type qui ne connaissait ni Balder, ni les autres personnages non plus. Il m'a fallu bâtir la légende de Thor à travers les comics.

Les Asgardiens...
Jack Kirby : Oui, toute l'assemblée asgardienne, vous voyez ? J'ai construit Loki. J'ai lu que Loki était le principal antagoniste et pareil pour les autres. J'y ai ajouté Les Trois Mousquetaires, je me suis inspiré des personnages shakespeariens... J'ai combiné Shakespeare et Les Trois Mousquetaires pour obtenir cette bande de trois amis qui accompagnaient Thor et sa compagnie. C'est ainsi que j'ai poursuivi l'écriture de ces strips, en ajoutant des petites touches de ce genre ici et là.

Les paysages asgardiens, on dirait bien que vous avec pris plaisir à les –
Jack Kirby : Oui, j'ai pris un grand plaisir à concevoir de nouveaux paradigmes, de nouveaux types de machines. J'ai étudié la science-fiction pendant un très long moment et je peux vous dire que j'en connais un rayon sur les faits scientifiques et la science-fiction. J'ai 71 ans, alors j'ai pu assister au développement de tout ça. J'ai pu lire les premiers ouvrages de science-fiction avant de lire et d'en apprendre plus sur l'univers même et pouvoir prendre tout ça très au sérieux. Je connais les noms des étoiles, je connais les distances séparant les astres de notre planète, je connais notre place dans l'univers et je peux ressentir au plus profond de moi l'étendue de cet univers. J'ai commencé à réaliser petit à petit, avec chaque nouveau fait scientifique, combien l'univers est un endroit merveilleux et fascinant et ça, ça m'a aidé avec les comics parce que j'étais en quête de fascination. Je l'ai trouvé avec Thor et, aussi, avec Galactus.

Laissez-moi vous poser une question qui me taraude depuis de longues années : C'est moi ou bien est-ce que Vince Colletta ne rendait pas justice à vos dessins ?
Jack Kirby : Oui, je confirme.

En vérité, il a été un des plus mauvais encreurs à avoir travaillé sur vos dessins et il a encré une grande partie des aventures de Thor. Que pensez-vous de son travail ?
Roz Kirby : Sinnott était ton préféré, non ?
Jack Kirby : Je préférais Sinnot. J'aime bien Mike Royer. Colletta était un bon encreur mais son style ne m'attirait pas particulièrement.

On aurait dit qu'il amenuisait l'impact des dessins.
Jack Kirby : De toute façon, ce n'est pas comme si j'aurais pu y faire quoi que ce soit. Ces types-là étaient embauchés par la compagnie et c'est elle qui leur donnait des consignes. Moi, je n'avais pas mon mot à dire quant au choix de l'encreur. Je ne l'ai jamais eu.
Roz Kirby : Certains encreurs se permettaient même d'effacer des traits .
Jack Kirby : Ouais, ils effaçaient mes lignes et je n'y pouvais rien. Ce n'était pas à moi de décider. Tout ce qui me préoccupait,, c'était de gagner ma vie . Je n'allais pas piquer une colère et me battre au sujet des encreurs où de quoi que ce soit d'autre. En gros, j'ai fait mon possible pour pourvoir aux besoins de ma famille.

Jack dit que vous avait emménagé ici en 67 ?
Roz Kirby : Euh... En 68 .

1968 ? Vous travailliez donc encore pour Marvel quand vous avez emménagé en Californie.
Jack Kirby : Oui.

Et, si ma mémoire est exacte, vous avez quitté Marvel en 71 ou en 72 . C'était à peu près au moment de la sortie du Fantastic Four #102. Vous avez fait peu de numéros, passé la barre des 100.
Roz Kirby : Oui, c'est exact.

Pouvez vous me dire dans quelles circonstances s'est produit votre départ de Marvel ? Pourquoi être parti à ce moment précis ?
Jack Kirby : Il arrive toujours un moment où on a eu sa dose. J'en ai eu assez de Marvel, assez de New-York...
Roz Kirby : Et Carmine Infantino est arrivé...
Jack Kirby : Je vais me répéter mais Carmine Infantino, tout comme moi, en avait eu assez, lui aussi. C'était surtout un dessinateur qui, à mon sens, n'était pas à sa place dans la publication, en tant qu'éditeur ou à une quelconque position élevée dans la hiérarchie.
Roz Kirby : Il a donné à Jack l'opportunité de faire ce qu'il souhaitait.

Il est venu vous voir et il vous a démarché ?
Jack Kirby : Oui. Il est venu ici et il a été très gentil.
Roz Kirby : Il est venu à la maison au moment de Passover , je lui ai servi une soupe aux boulettes de viandes et il l'a détestée. [Rires]
Jack Kirby : Il faut croire que soupe aux boulettes n'est pas au goût de tous.

Le connaissiez-vous, avant de le rencontrer ?
Jack Kirby : Oui, Infantino était dessinateur, il a toujours été très bon dans ce domaine, puis il est devenu éditeur et directeur de la publication chez DC .

Pourriez-vous être plus précis quand vous dites avoir connu des difficultés avec Marvel ?
Jack Kirby : Je vais être plus clair et vous dire que je suis avant tout un homme. Je suis un gars de l'East Side. Un gars qui aime être un homme et qui, si vous l'en empêchez, ne peut pas vivre ainsi. C'est ce que l'industrie a fait avec moi et j'en ai eu plus qu'assez. Je ne pouvais pas faire autrement, il m'a fallu partir le plus loin possible ... Et, même si Carmine se comportait bien avec moi, ce n'était pas génial non plus. C'était un dessinateur qui n'y connaissais rien à l'édition ou à la publication. C'était ma première confrontation avec ce genre de—
Roz Kirby : Quand même, il t'a laissé faire ce que tu voulais.
Jack Kirby : Oui, c'est vrai. Il m'a donné l'opportunité de faire les New Gods et les New Gods se sont avérés une bénédiction car ça m'a permis de prendre une nouvelle direction. Et les New Gods ont fait de bons chiffres pour DC.
Roz Kirby : Il avait le contrôle total sur l'écriture. Il choisissait son propre encreur. Il pouvait faire ce qu'il voulait.
Jack Kirby : Oui, personne ne m'embêtait, là-bas. Et j'ai fait les New Gods à mon idée. Je les ai faits à l'image que j'avais d'eux.

Est-ce que ça a été difficile de choisir de quitter Marvel pour DC ?
Roz Kirby : Non, parce qu'on était mieux payés. Ils lui ont proposé plus d'argent .
Jack Kirby : DC était en fait une sorte de refuge. Là-bas, j'étais considéré comme un individu à part entière. Je pouvais réaliser quelque chose sous mon propre nom. En d'autres termes, si j'écrivais quelque chose, alors « Jack Kirby » l'écrivait. Si je dessinais, alors « Jack Kirby » le dessinait. C'était authentique, j'ai commencé à écrire et à dessiner et, enfin, je me sentais libre. Et à mesure que les ventes des titres progressaient, je me sentais de plus en plus libre et je m'en suis d'autant plus mieux porté.

Quand Infantino est venu et vous a parlé, vous a-t-il offert tout ça ou est-ce qu'il a négocié ? Lui avez-vous dit que vous souhaitiez avoir plus de contrôle sur vos créations ?
Roz Kirby : Il t'a juste dit qu'il voulait te faire travailler et Jack lui a répondu « Dans ce cas, je vais vous livrer trois titres ».

Donc c'est Jack qui a, en gros, suggéré qu'il réaliserait lui-même ces trois titres et qu'il aurait donc le contrôle, tout ça.
Jack Kirby : Oui et c'est ce que je voulais. Je l'ai dit à Carmine et il me les a concédés. Pour DC, j'ai fait –
Roz Kirby : Ils lui ont proposé Superman, mais il a refusé.
Jack Kirby : Non, je n'aurais pas pris Superman.
Roz Kirby : Mais, au lieu de ça, il leur a demandé « Quelle est la série qui se vend le moins bien ?» et on lui a dit « Jimmy Olsen ». Il a dit « Donnez-moi Jimmy Olsen et je vais voir ce que je peux en faire ».
Jack Kirby : J'ai pris Jimmy Olsen parce que c'était une série faiblarde. Ça se vendait bien moins que Superman et je me disais que le meilleur moyen de faire mes preuves était de reprendre une série se vendant mal et d'en améliorer la vente. Voilà comment on fait ses preuves. Alors j'ai pris Jimmy Olsen qui a intégré les titres que je livrais pour DC et tous ces titres se sont vendus. Jimmy Olsen rapportait de l'argent. Les gens de DC ne pouvaient pas y croire. [Rires]

Comment ont été vos relations avec DC, durant cette période ?
Jack Kirby : Oh, c'était... J'ai eu quelques problèmes avec eux aussi.
Roz Kirby : Pas au début. Ils te laissaient tranquille et ils ne t'embêtaient pas. Quand tu as commencé à faire The New Gods, ils ne t'ennuyaient pas.
Jack Kirby : Non, ils ne m'ont pas embêté quand je faisais The New Gods, mais il a fallu faire avec les tempéraments de certains et ils avaient toute une nouvelle équipe d'éditeurs. Ca faisait beaucoup de tempéraments bien différents à gérer.
Roz Kirby : Ils ont changé la tête de son Superman.
Jack Kirby : En fait, ils...

Ils ont demandé à Curt Swan de redessiner toutes les têtes de votre Superman, c'est ça ?
Roz Kirby : Aujourd'hui, tout le monde dessine Superman à sa manière.
Jack Kirby : Ils ont coupé les têtes de mon Superman et les ont remplacées par des têtes standard de Superman.

Ça vous a ennuyé ?
Jack Kirby : Oui ça m'a ennuyé, bien sûr. On est en droit de dessiner les choses dans son propre style. Je n'ai pas fait de mal à Superman. Je l'ai rendu puissant. J'admire Superman mais j'ai mon style bien à moi. C'était ma vision et j'avais le droit de le faire comme je l'entendais. Nul n'a le droit de venir interférer dans votre travail et de lui donner une forme différente. Et si on le donnait à faire à un amateur ? Imaginez ce qu'un amateur ferait de votre travail. Et si le type en charge se dit que l'amateur a l'air doué et qu'il souhaite voir ce que l'amateur peut faire, ce qu'il peut faire avec votre histoire ? On savait très bien comment ça pouvait finir.

Heureusement, ils ne feraient jamais ça. [silence] Je plaisantais.
Jack Kirby : [Pouffant] Oui. Disons que les décisions éditoriales, quand elles sont venues de l'administratif, ne se sont pas toutes avérées judicieuses.

[Rires] Vous êtes gentil, en disant ça.
Jack Kirby : Laissez-moi le dire comme ça .

Quand vous avez décidé de partir pour DC, je suppose que vous avez contacté Marvel pour leur faire part de votre décision ainsi que du fait que vous ne travailleriez dès lors plus du tout pour eux. Quelle a été leur réaction.
Jack Kirby : Tout d'abord, Marvel se débrouillait très bien à l'époque et ils avaient beaucoup de titres qui marchaient très bien. Ils ne m'ont pas ligoté pour m'empêcher de partir. C'était ma décision et ils savaient que j'allais la prendre, quoi qu'il arrive. Alors je l'ai concrétisée en partant chez DC.

Donc Marvel n'a rien fait pour tenter de vous garder ?
Jack Kirby : Non, rien du tout .

Hmm.
Roz Kirby : Ils s'en fichaient car ils avaient de côté des myriades de dessinateurs qui dessinaient comme Jack Kirby, des imitateurs.

Que pensez-vous de ces gens qui, non content d'illustrer les aventures de personnages que vous avez créés, imitent votre style ou encore vous copient carrément.
Jack Kirby : Je pense qu'ils se trahissent eux-mêmes. Il ne marqueront pas les esprits en agissant ainsi. Tout d'abord, ils se détruisent eux-mêmes, ils détruisent leur image. Ce qu'ils font, c'est qu'ils perpétuent la mienne, d'image. Si leur narration n'améliore pas les ventes, en quoi le fait de copier mon travail va le faire ? Il ne peut pas y avoir deux Jack Kirby, il ne peut pas y avoir deux Carmine Infantino et il ne peut pas y avoir deux Stan Lee.

Dieu merci.
Jack Kirby : Nous sommes tous des individus.
Roz Kirby : Il s'avère qu'un jeune fan m'a envoyé un exemplaire d'un strip ainsi que des exemplaires de Thor – un des premiers, de Jack – ainsi que des exemplaires de la dernière série. Et, si on compare, on réalise qu'ils ont copié.
Jack Kirby : Oui, c'est ce qui se fait, maintenant. Ils reprennent mes dessins et les placent dans les cases. Mais, mêmes s'ils décalquent mes dessins, ça rend bizarre dans la case en question, par rapport à l'arrière-plan et aussi avec l'histoire même. Oui, mes dessins sont bien faits et sont vendeurs mais ce n'est pas en les replaçant ici et là dans deux ou trois cases que ça va se vendre. C'est un raisonnement d'amateur et si Rembrandt dessinait des comics aujourd'hui et que je copiais un de ses dessins pour le mettre dans un comic book, ça flinguerait l'histoire. Le lecteur serait désarçonné, il perdrait le fil de l'histoire et se demanderait pourquoi ce personnage est si différent des autres. Si le lecteur est distrait, on ne peut pas raconter l'histoire. On ne peut pas mettre dans une histoire quoi que ce soit qui n'y a pas directement trait. Le style du dessinateur se doit d'être fidèle à sa propre imagination, il doit avoir sa propre façon de raconter l'histoire. Le lecteur associe l'ensemble et ça facilite l'assimilation de l'histoire. Si on met des choses qui détournent l'attention – ça se fait au cinéma ou au théâtre –, si on place ainsi quelque chose qui interrompt le fil de l'histoire ou lui donne un aspect étrange, c'est comme quand un acteur bafouille sur la scène. L'acteur se doit alors de se reprendre au plus vite et de reprendre le fil de la narration. C'est ce qui arrive alors à l'encreur ou au coloriste. Imiter un autre, ça revient à mettre dans l'histoire quelque chose qui va détourner l'attention du lecteur. Et quand le lecteur est distrait, l'histoire tourne dans le vide.

Vous réalisiez les New Gods pour DC. Qu'est-ce qui vous a incité à les quitter ?
Jack Kirby : Comme je disais...
Roz Kirby : Carmine Infantino? [Rires]
Jack Kirby : Comme je disais, il y a des gens qui sont éditeurs mais qui ne devraient pas l'être. C'était apparemment une période durant laquelle Marvel et DC comptaient sur les mauvaises personnes aux bons postes. Des gens qui n'avaient rien à faire là.
Roz Kirby : Et Marvel a fini par dire, ou plutôt a fini par lui offrir encore plus d'argent que DC, puis [à Jack] ils t'ont laissé l'opportunité de choisir ce que tu voulais faire, de faire ce que tu faisais à DC mais chez Marvel. C'est là que tu as fait Les Eternals, Space Odyssey et...
Jack Kirby : Oui, j'ai fait de belles choses chez Marvel.
Roz Kirby : Là encore, il s'agissait de...
Jack Kirby : J'ai écrit mes propres récits.
Roz Kirby : C'était une histoire de revenus, gagner plus d'argent.

Est-ce que vos relations avec DC se sont dégradées durant la période où vous y avez travaillé ?
Jack Kirby : Oui, il se trouvait toujours un éditeur pour faire les choses de travers, du moins avec les artistes. Mais comme cet éditeur faisait entrer de l'argent avec le titre dont il s'occupait, il restait dans les petits papiers de la compagnie. Il y avait aussi des éditeurs qui se la jouaient . Et quelqu'un qui se la joue va nécessairement interférer dans votre travail, il va vouloir commencer à dire que, oui, vous avez fait le boulot mais qu'il est le concepteur. En d'autres mots, il va finir par influencer l'ensemble de -

Franchement, j'ai trouvé que votre ultime passage chez Marvel s'était fait sans conviction. The Eternals, Space Odyssey et le reste.
Roz Kirby : C'est vrai et ça parce que, pour moi, ce n'étaient que des idées après coup. Avec quoi pouvait-il bien suivre les New Gods ?

C'était décevant.
Roz Kirby : Décevant, oui.

Avez-vous jamais eu l'impression que c'était un peu...?
Jack Kirby : Non, je... Si on le souhaite, on peut prolonger l'idée ou bien on peut y apporter des modifications pour en faire autre chose mais le fait est qu'il arrive un moment où on en a assez de l'industrie elle-même. Voilà, on est écœuré et on se dit « Bordel ! » je veux dire, je suis quoi, moi ? Un homme ou bien une machine ? Je ne peux pas vivre avec et je ne le pouvais plus. En vérité, je leur ai dit « Allez au diable ! Je vais voir ailleurs ! », ce que j'ai fait. J'ai quitté New-York. Je me suis éloigné du siège et de l'influence même de toute l'industrie. Je pouvais alors m'asseoir tranquillement chez moi, être dans mon monde.

Dans les années 70, vous travailliez pour DC puis vous êtes retourné chez Marvel. Pensez-vous que vous étiez plus conscient de votre assujettissement vis-à-vis des éditeurs que vous n'aviez pu l'être auparavant ?
Jack Kirby : Oui et comme je vous l'ai dit, j'en avais marre d'être un larbin. Il fallait que je fasse autre chose et je l'ai fait. J'ai rejoint les compagnies d'animation à Hollywood . Je suis allé vers d'autres pâturages. J'ai fait ce par quoi j'aurais dû commencer. Joe Simon est retourné faire du commerce d'art, lui, et il a trouvé sa place.
Roz Kirby : Il a toujours voulu aller à Hollywood.
Jack Kirby : J'ai toujours voulu aller à Hollywood et j'ai fini par le faire.

Vous êtes aussi un cartooniste né.
Jack Kirby : Je suis un type qui doit s'exprimer, par tous les moyens. Si ce n'est en tant qu'acteur, alors en tant qu'artiste. N'importe comment, je me serai débrouillé pour m'illustrer.

Et avec qui travailliez-vous, chez Marvel, quand vous y êtes retourné dans les années 70 ? Étiez-vous en lien avec un directeur de publication ? Je ne pense pas que Stan était très impliqué.
Roz Kirby : Jack s'occupait uniquement de l'écriture, et il avait ses propres séries. Il n'avait pas de directeur de publication.
Jack Kirby : Oui.
Roz Kirby : Mike Rover réalisait tout l'encrage ici-même. On leur envoyait l'ensemble.
Jack Kirby : Oui, on leur envoyait un ensemble complet.

Pouvait-vous me dire comment s'est mise en place votre affiliation avec Pacific ?
Jack Kirby : Le plus normalement possible. J'ai rencontré des gens à des conventions. Et j'ai rencontré des gens de Pacific.
Roz Kirby : Les frères Schane.
Jack Kirby : Ouais, Les frères Schane.
Roz Kirby : Ils ont demandé à Jack s'il voulait créer des comics pour eux. C'était à une époque où Jack ne percevait aucune royalty. Ils lui ont dit qu'il aurait un contrôle total et qu'il toucherait ses royalties.
Jack Kirby : J'ai touché des royalties sur Captain Victory.
Roz Kirby : Puis ils lui ont demandé s'il avait autre chose pour eux. Alors, Jack s'est demandé quoi faire. Il avait un synopsis de 50 pages, pour ce qui devait être une série tv ou un film. Je lui ai alors dit « Pourquoi est-ce que tu n'en fais pas un comic-book ? ». En fait, Silver Star était à la base un storyboard destiné à devenir un film.

Je vois. Et comment s'est déroulé cette collaboration ?
Roz Kirby : Il fallait les appeler à chaque minute [et leur demander] « Où est l'argent ? Où est le chèque ?» « C'est posté !» [Rires]
Jack Kirby : Elle s'en rappelle bien mieux que moi.
Roz Kirby : Mais, bon, ils ont fini par payer.
Jack Kirby : Ouais, ils ont fini par payer, mais...
Roz Kirby : On est toujours amis.

Trouviez-vous que cette collaboration était une assez bonne...
Jack Kirby : C'était frustrant à cause de ce genre de détails.
Roz Kirby : On passait tout notre temps au téléphone.
Jack Kirby : En d'autres mots, il fallait sans arrêt relancer les gens. Et je déteste me retrouver à faire ça.
Roz Kirby : C'était embarrassant pour moi car il fallait que je gère tout l'ensemble.
Jack Kirby : Et elle le gère encore aujourd'hui.

Diriez-vous que vous entreteniez de meilleures relations de travail et que vous étiez mieux traité alors qu'avec DC ou Marvel ?
Jack Kirby : Il n'y avait pas d'ego en jeu. Ils me traitaient comme un être humain et je faisais de même avec eux. Sur le plan personnel, il n'y avait pas de problème. Sur le plan financier, il y avait un problème de régularité.
Roz Kirby : Jenette Kahn a toujours été très gentille avec nous et, quand les gens DC ont été contactés pour réaliser des jouets, ils ont souhaité réaliser des figurines à l'effigie des New Gods. Elle est venue nous voir, un jour – elle résidait à l'hôtel Berverly Hills – et on s'est réunis. Elle nous a dit « On sait comment Marvel s'est comporté avec vous. On vous a toujours exploité et, nous, on souhaite être équitables. À nos yeux, vous êtes l'auteur et vous méritez de toucher quelque chose ». Ils ont été très bien, à ce niveau-là. On a eu de bonnes réunions et ils ont été très corrects avec nous.
Jack Kirby : Et ils le sont toujours. Jenette Kahn est quelqu'un de très bien. Parfois, on va à New York, j'y vois Jenette Kahn et on passe un très bon moment ensemble. Je pense que l'industrie du comics y a gagné.
Roz Kirby : Disons qu'elle, au moins, elle a du cœur.
Jack Kirby : Avec cette façon de gérer, on a pu s'entendre sur le plan humain.
Roz Kirby : On était très proches de Julie Schwartz . On l'adore. Il nous fait tourner en bourrique, mais on l'aime [Rires]
Jack Kirby : Je me suis toujours bien entendu avec Julie Schwartz, Murray Boltinoff, Joe Orlando.

Permettez-moi de vous demander : en regardant en arrière, en contemplant votre œuvre, êtes-vous satisfait de ce que vous avez accompli ?
Jack Kirby : Je sais que j'en ai fait pas mal. Je sais aussi que dans ma quête pour gagner ma vie, j'ai pu créer quelques monstres. Peut-être est-ce dans l'ordre des choses. Je ne sais pas. Mais je peux vous dire que Marvel est mon oeuvre et je peux aussi vous dire que DC n'a jamais perdu un sou avec ce que je leur ai livré.

Mais, d'un point de vue créatif ?
Jack Kirby : D'un point de vue créatif, j'ai plutôt bien réussi. Je n'ai jamais rien fait de —
Roz Kirby : De honteux ?
Jack Kirby : Non, pas de honteux, mais je n'ai jamais fait quoi que ce soit de raté. Je ne peux pas. Il faut que ce soit professionnel ; ça doit avoir l'air professionnel et ça doit pouvoir se lire comme tel. En d'autres mots, le but est de divertir le lecteur, vous comprenez ? Si un ébéniste réalise une chaise qui s'avère confortable pour celui qui s'y asseoit, alors il a bien fait son travail. Si un cheminot fait arriver un train à l'heure, il va faire le bonheur de celui qui attend à la gare. Et si un dessinateur réalise un dessin qui va plaire aux gens qui vont le contempler ou bien s'il illustre une histoire que l'on va aimer lire, il a bien fait son boulot. Je peux dire que j'ai très, très bien fait mon travail. Mon seul regret est que nombre de personnes ont interféré dans tout ce que j'ai fait, on a essayé de saboter mon travail et j'ai toujours détesté ça. Je déteste quand on met des bâtons dans les roues de ceux qui essaient de faire leur travail. Chacun a son travail. S'il est bon dans ce qu'il fait, ce sera bien fait mais, si la personne est médiocre dans son travail, alors ce sera nettement moins réussi qu'il ne le faudrait. Je pense être dans une classe à part, une classe dédiée à son travail, une classe de professionnels qui vont vous donner ce qu'il y a de mieux. On ne peut pas trouver mieux que ce que je peux faire. À l'armée, pendant la guerre – ce dont ma femme n'aime pas parler – [Rires], je ne savais pas si j'allais m'en sortir mais je peux vous dire que j'ai fait de mon mieux, ok ? Terrifié ou non, j'ai fait mon boulot et je l'ai fait, où que ce soit. Si je devais donner ma vie pour ma famille, je n'hésiterais pas un instant et si je devais faire quoi que ce soit pour un de mes amis, je n'hésiterais pas non plus. Je ne poserais aucune question. Je suis comme ça, c'est ce que je ferais. Si on me demande de faire quelque chose et que je veuille le faire, je le ferai en me donnant à fond. C'est pour ça que mes comics ont bien marché, c'est pour ça qu'ils étaient bien dessinés. Je ne peux pas produire quelque chose de raté et j'en veux, du plus profond de mon cœur, aux personnes qui ne sont pas capables de se comporter comme ça mais qui tentent de m'entraver dans mon travail. Quand on est un professionnel consciencieux et qu'on ne vous laisse pas faire votre boulot, personne n'en sort gagnant. Ceux qui fournissent le travail ne vont pas y gagner et ceux qui vont l'acheter non plus. Ils vont se retrouver avec quelque chose de merdique et je pense que c'est ce que les éditeurs de l'époque ont acheté. Ils ont payé une production merdique quand ils n'ont pas produit eux-mêmes des comics merdiques et c'est ça, qu'il ont eu en retour : ils ont eu un retour merdique du public.
Roz Kirby : Es-tu satisfait de ce que tu as accompli ?
Jack Kirby : Si je suis satisfait de ce que j'ai accompli ?

Oui.
Jack Kirby : Du moment que je le faisais moi-même, j'ai toujours été satisfait. Si quelqu'un interférait, ça résultait alors en une mauvaise passe pour moi.

Quelle a été la période la plus gratifiante, pour vous, sur le plan créatif ?
Jack Kirby : Je crois que ça a été quand on m'a laissé les mains libres sur The New Gods. J'avais les mains libres sur The New Gods et aussi sur Mr. Miracle. Mr. Miracle était un très bon strip. On m'a laissé le champ libre sur de nombreux autres strips et ils se sont très bien vendus, ce qui m'a rendu très heureux. J'étais heureux de les réaliser parce qu'en tant que professionnel, on doit assumer l'échec comme le succès du strip. Et je n'aime pas assumer un échec dont je ne suis pas le responsable.

Vous ne voulez pas payer les erreurs d'un autre.
Jack Kirby : Exactement. Ca me chagrine. Alors aujourd'hui, je vous le dis, je suis heureux parce que, quoi que je fasse, je le fais pour moi avec, aussi, un peu de création pour d'autres partis, ici et là. Et tout ça marche très bien. Je me sens indépendant et je le suis. C'est un sentiment que j'ai toujours cherché à connaître. Et c'est rare... En tous cas, je l'ai rarement connu dans mes jeunes années.

Je pense que peu de gens parviennent à connaître ce sentiment. Il faut se battre pour y arriver.
Jack Kirby : Oui.

Merci Jack.


Jack Kirby


L'interview de Gary Groth se terminant, Jean Depelley a eu la gentillesse de revenir sur le choc qui secoua l'industrie des comics lors de sa parution, des tensions qu'elle provoqua, des inimitiés qu'elle attisa et de l'effet contre-productif qu'elle eut.
Jean Depelley : L'interview fait l'effet d'une bombe. Evanier se brouille près d’un an avec Jack. Stan est atterré. Par son avocat, il a l’accord de Marvel pour attaquer Kirby pour propos diffamatoires. Mais il n'en fait rien... Il a compris que Jack s’est fait manipuler. L’affaire des planches originales est encore dans tous les esprits et il ne veut pas ajouter de l’huile sur le feu : l’opinion publique est largement en faveur du King of Comics. Lui-même et Marvel risqueraient d’y laisser des plumes.
Quelques mois plus tard, l’avocat Paul Levine appelle Lee pour s’excuser au nom de Jack. Stan exige que Kirby écrive une lettre au Comics Journal pour rétablir les faits. Mais Jack ne bougera pas...
En 1992, au cours de la soirée de gala de la San Diego Con, Stan Lee croise Kirby. Celui-ci le serre dans ses bras et des retrouvailles émouvantes ont lieu. Stan lui déclare : « Jack, tu m’as permis de devenir ce que je suis aujourd’hui ». Ce à quoi Kirby répond : « Stan, tu n’as rien à te reprocher ». Séparés par la foule, les deux hommes ne devaient plus jamais se revoir... Jack disparaît brutalement le 6 février 1994. Quand Stan apprend la nouvelle, il demande s'il peut assister à l'enterrement. À la fin de la cérémonie, il s’éclipse pudiquement, avant que Roz ne puisse le remercier.
En août 2009, Disney rachète Marvel pour 4 milliards de dollars. Le monde de la BD est dans tous ses états, tout comme le clan Kirby.
Fin 2009, la famille attaque Disney pour les copyrights de 45 personnages (The Fantastic Four, The Incredible Hulk, The Mighty Thor, Iron Man, The X-Men, The Avengers, Ant-Man, Nick Fury, The Rawhide Kid et Spider-Man). La plainte est déposée au District sud de New York par les deux filles aînées de Jack et Roz, Susan et Barbara. Elles ont engagé l'avocat Marc Toberoff (celui qui en 1999 avait défendu les héritiers de Jerry Siegel contre la Time Warner détenant DC et fait récupérer aux plaignants un pourcentage sur les intérêts perçus par Superman depuis 1999). Les héritiers de Jack demandent le retour des droits des personnages à l'issu des 56 ans (2 x 28 ans) d'exploitation. Pour sa défense, Disney affirme que Jack travaillait sous contrat (work for hire) et que Marvel est seul propriétaire des créations. Les contrats rétroactifs de 1970-72 et 1978 sont utilisés comme preuves.

Jack Kirby


L’enquête dure deux ans. Stan Lee, John Romita et Roy Thomas témoignent en faveur de Marvel. Les spécialistes Mark Evanier et John Morrow, représentant le Kirby Estate, ne sont pas entendus du fait qu’ils n’étaient personnellement pas témoins des faits… Le 28 juillet 2011, le procès conclut en première instance en faveur de Marvel. Le juge Colleen McMahon statue que Marvel Worldwide gardera la propriété des personnages. Susan et Barbara Kirby font appel auprès de la Cour fédérale... sans succès.
Le procès Kirby contre Marvel-Disney s'invite alors à la Cour Suprême des États-Unis. Suite à une pétition largement suivie par les internautes, la profession demande à la Cour Suprême d’y regarder de plus près. Une brèche est prête à s’ouvrir dans la loi des copyrights de 1976, pouvant avoir des répercutions dans tous les domaines artistiques : une nouvelle enquête doit statuer si c'est bien Marvel qui a spécifiquement commandité les-dites créations ou si Kirby les avait conçues de lui-même puis proposées spontanément à son employeur, ce qui remettrait en cause la propriété intellectuelle des personnages.
Le 25 septembre 2014, une semaine avant le début de la nouvelle instruction, Marvel-Disney retire sa plainte et décide d'entrer en négociations avec le Kirby Estate, sans doute poussé par la peur de perdre le procès et de voir remis en cause l'ensemble de la loi de 1976. Des accords financiers sont trouvés avec la famille et le nom de Jack figure désormais sur les revues qu'il a co-créées. Une formidable victoire pour les héritiers du King of Comics.
Dans ce contexte apaisé entre Marvel et la famille Kirby, le lecteur comprendra qu’il convenait de contextualiser et modérer l’interview du Comics Journal de 1989.

Merci Jean pour toutes ses précisions !

Remerciements spéciaux à Gary Groth pour nous avoir permis de traduire cette entretien en français et vous en faire bénéficier, à Alain Delaplace pour la traduction titanesque et à Jean Depelley pour ses conseils avisés et ses annotations méticuleuses et judicieuses.

Nous vous laissons avec une photo prise en 1989 où vous pouvez voir Roz et son époux, le King Jack Kirby.

Jack Kirby