Ce long entretien entre Gary Groth et le couple Kirby, Jack et Roz, se concentre dans sa troisième partie sur l'après-guerre et sur les différents comics sur lesquels a travaillé le King. Loin des personnages les plus populaires qui feront sa légende par la suite, Jack Kirby évoque les westerns, les romances ou les titres horrifiques sur lesquels il a travaillé, ses collaborations avec Joe Simon ou encore Wally Wood. Il n'hésite pas en outre à évoquer le Maccarthysme et la manière dont les comics étaient perçus durant cette période.
interview Comics
Jack Kirby - 3ème partie
Réalisée en lien avec les albums Le Quatrième Monde T1, OMAC - L'arme Ultime, Fighting American, Kamandi T2, Kamandi T1
Les questions sont l'œuvre de Gary Groth, la traduction est celle d'Alain Delaplace et les annotations de Jean Depelley.
Revenons-en à 1945, à votre retour de la guerre. Je crois que c'est à ce moment-là que vous vous êtes de nouveau associé à Joe Simon ?
Jack Kirby : Oui mais Joe ne voulait plus faire de comics. Je ne me souviens plus très bien de cette époque.
Je crois que c'est cette année-là que vous avez créé Boys Ranch . Est-ce que c'est avec Joe Simon que vous avez commencé à faire des comics romantiques/d'amour ?
Jack Kirby : Oui, on a créé ce genre de publications.
Et comment en êtes vous venus à créer la gamme Boys, avec Boy Commandos, Boys' Ranch ?
Jack Kirby : J'avais ça en moi. Le concept de gang ou de bande, ça ne vous quitte jamais. Un gang ou un club. En illustrant les personnages réunis en bandes, j'arrivais à créer de nombreux personnages différents. Les autres illustrateurs se focalisaient sur un protagoniste et faisaient en sorte de le rendre sympathique aux yeux du public tandis que moi, je me diversifiais et je travaillais sur des groupes de personnages.
Est-ce que quelqu'un vous a demandé de le faire ?
Jack Kirby : Non, personne ne m'a jamais rien demandé de faire. Personne ne savait quoi faire. Les comics, c'était tout nouveau et personne ne savait quel genre de comics il fallait faire. La grande majorité du temps, il fallait se débrouiller tout seul.
Je crois que vous avez fait Boys' Ranch – J'ai oublié auprès de quel éditeur – mais est-ce qu'au départ, vous l'aviez conceptualisé et pitché à un éditeur particulier ?
Jack Kirby : Boys' Ranch était publié par Harvey Comics, en 1950. L'histoire était celle de trois adolescents en charge d'un ranch, à l'époque du Far-West.
Roz Kirby : C'est Joe qui s'en est chargé.
Jack Kirby : C'est vrai – elle a parfois meilleure mémoire que moi.
Est-ce que vous avez écrit Boys' Ranch ?
Jack Kirby : Oui, j'ai écrit Boys' Ranch. J'ai toujours écrit mes strips .
Comment se passait votre collaboration avec Joe Simon? Que faisait chacun ?
Jack Kirby : Joe s'occupait de la plus grande partie des affaires. Si j'avais aidé Joe avec les transactions tout ce temps, on n'aurait jamais sorti une seule planche. On avait des bureaux à Tudor City — je travaillais dans celui où travaillait un lettreur, Howard Ferguson. Quand Howard est décédé, un autre a pris sa place . Joe encrait beaucoup et il travaillait à ça quand il le pouvait mais il fallait que quelqu'un gère les tractations avec l'éditeur. Il fallait que quelqu'un serve de liaison avec l'éditeur. Joe est un type impressionnant et il sentait bien que c'était ça, sa fonction. C'est comme ça qu'il est devenu ami avec Artie et Martin Goodman. On travaillait bien, ensemble. Joe et moi, nous nous entendions bien. C'était bizarre de voir deux types aussi différents, physiquement, s'entendre aussi bien. Joe mesure 1m85, un grand costaud, très différent de moi. Mais Joe, son truc, c'était le commerce d’œuvres d'art. C'était ça, sa formation. Joe a été à la fac, c'est un mec cultivé . Bien sûr, quand on est revenu de la guerre, Joe est retourné vers le commerce d'art. Il n'est jamais revenu vers les comics .
Pouvez-vous me dire comment vous avez développé ces histoires d'amour ?
Jack Kirby : On en trouvait partout. Il y avait des pulps avec des histoires d'amour, il y avait des sections consacrées dans les journaux. Il y en avait dans les films. Partout, des histoires d'amour ! C'est comme ça que ça a commencé, j'ai tout d'un coup réalisé qu'on n'en n'avait jamais fait, des histoires d'amour ! C'était là, sous nos yeux, dans le kiosque : des histoires d'amour, des romances ! Alors, avec Joe, on s'est assis, un soir, et on a créé Young Romance, et ça a été la rupture de stock, avec ce comics .
Est-ce que Joe a d'abord proposé le concept d'un comics d'histoires à l'eau de rose à un éditeur ou bien est-ce que vous l'avez d'abord réalisé pour le leur montrer ensuite ?
Jack Kirby : Les deux. On l'a fait, vu que c'était réalisable. On l'a fait quand l'occasion s'est présentée. On l'a fait de toutes les manières que vous avez décrites. On y allait à deux, ou alors juste l'un de nous. Parfois, pour convaincre un éditeur, je dessinais la couverture. Je dessinais trois ou quatre pages afin que l'éditeur se fasse une idée de ce que l'on voulait vendre. Après, soit on y allait tous les deux ou bien Joe me disait « J'y vais pour leur parler, reste là, finis cette planche, puis tu me rejoins là-bas », je le rejoignais alors plus tard avec les exemples de ce que l'on souhaitais faire.
À ce moment-là, vous étiez encore payé à la planche.
Jack Kirby : Ouais, on avait un tarif pour chaque page. Chaque maison éditant des comics avait un tarif différent. Il n'y en n'avait pas beaucoup. Marvel n'existait même pas encore. Il y avait Timely, Atlas...
National.
Jack Kirby : National. Jack Liebowitz était encore à la tête du groupe. On s'est parlé. Je connaissais bien Jack Liebowitz mais je le voyais avec les yeux d'un jeune homme. Jack Liebowitz était un homme âgé, quelqu'un de bien. Et il se comportait très, très bien avec moi. Quand on parle à quelqu'un de plus jeune, on s'efforce d'être paternel et amical et Jack était comme ça. J'ai de très bons souvenirs de monsieur Liebowitz – c'est comme ça que je l'appelais. Je lui montrais le travail que l'on faisait, le genre de choses sur lesquelles on travaillait. Parfois on y allait ensemble, d'autres fois l'un après l'autre. Le tout, à l'époque, était de réussir à mettre un pied dans l'industrie. C'était assez figé, à ce moment-là. Il y avait d'autres revues, peut-être une ou deux. Mais l'industrie poursuivait son expansion.
À l'aune des années 50, je crois que les comics commençaient à se focaliser sur l'horreur.
Jack Kirby : Oui, on a fait de l'horreur, des westerns.
Vous avez fait des histoires d'horreur ? Je savais pour les histoires d'amour...
Jack Kirby : J'ai fait deux ou trois histoires de monstres .
C'était pas à la fin des années 50 ? Je ne crois pas que vous en ayez fait à la fin des années 40. Des westerns et de l'eau de rose, oui...
Jack Kirby : Oui. On a fait des westerns, des histoires d'amour et aussi des histoires de gangsters.
Vous vous souvenez de la raison pour laquelle vous n'avez pas fait de comics d'horreur ? Est-ce que c'était parce que vous n'aviez pas d'affinités avec le genre ?
Jack Kirby : Non, je n'avais aucune affinité avec l'horreur. Mais je savais que c'était viable, commercialement. C'est pour ça qu'on a fini par en faire.
C'était des histoires de monstres, ce n'est pas pareil.
Jack Kirby : Non, c'est vrai, on n'a pas fait des histoires d'horreur avec des maisons hantées ou avec des gens portant des masques comme on peut en voir aujourd'hui, ces histoires où quelque chose de mystérieux rôde dans votre vestibule. Nous, on faisait des histoires de paysans assis autour d'un feu. On avait Strange World of Your Dreams. On ne faisait pas dans le sanglant, on faisait dans le bizarre. On essayait d'interpréter les rêves. Avec Joe, on était des mecs sains, on ne versait pas dans le bizarre et l'étrange. On ne voulait pas offenser nos mères ni qui que ce soit dans nos familles et encore moins le lecteur. On savait qu'il fallait laisser tomber les récits d'aventure mais qu'on pouvait faire les choses autrement. C'est comme ça qu'on a créé Strange World of Your Dreams.
[Tenant le comics en main] Strange World of Your Dreams — c'était publié par Prize.
Jack Kirby : C'était notre compagnie .
Pouvez-vous me dire comment vous avez lancé votre propre compagnie ? Est-ce que c'était principalement du fait de Joe Simon ? Et quand étais-ce ? Ce comics date de 1952.
Jack Kirby : Je crois que ça a commencé avec les histoires d'amour. C'était surtout l'idée de Joe car il s'y connaissait plus que moi en matière de copyrights, d'avocats, ce genre de choses.
Où aviez-vous trouvé les financements ? Vous les publiiez vous-mêmes ?
Jack Kirby : Oui, on les a publiés. Le problème, c'est qu'on était à court d'argent. On a assuré la publication pendant un temps mais on n'a pas pu sortir beaucoup de numéros.
Est-ce que Joe s'occupait de tout ce qui avait trait aux affaires, comme, par exemple, la distribution ?
Jack Kirby : On s'en occupait tous les deux, c'est comme ça que j'ai appris cette facette du métier. Mais Joe se débrouillait bien mieux que moi.
Est-ce que la compagnie était une idée de Joe ?
Jack Kirby : On a tous les deux décidé que si les autres éditeurs s'en mettaient plein les poches, alors pourquoi les enrichir davantage ? Et il avait raison. On avait des trucs supers, on était novateurs et pourquoi pas, donc, le faire à notre compte au même titre que pour les autres éditeurs ?
Combien de temps avez-vous tenu ?
Jack Kirby : Pas longtemps, quelques numéros.
Je crois que vous avez publiés cinq numéros.
Jack Kirby : Quelque chose comme ça.
Pourquoi pensez-vous que votre compagnie a échoué ?
Jack Kirby : On n'avait pas de fonds et on ne pouvait tout simplement pas continuer. On a eu pas mal de galères. Wertham a publiquement critiqué l'ensemble des comics et ça nous a coûté une bonne partie de notre lectorat. Les gens avaient peur d'être considérés comme moins intelligents, s'ils étaient vus avec un comics à la main, que le type d'à côté avec son bouquin plus sérieux.
Dans ce comics-ci, intitulé Strange World of Your Dreams, il y a une histoire où on peut lire « Analyse dramaturgique par Richard Temple. » Ce Richard Temple, il existait ?
Jack Kirby : Non, Richard Temple était une invention. Un nom de plume. On a monté une compagnie entière, de toutes pièces.
Vous aviez apparemment embauché quelques personnes, dont Mort Meskin, dont je vois le nom sur ce comics. Est-ce que vous vous chargiez du recrutement ?
Jack Kirby : On s'en chargeait tous les deux. On s'occupait de tout, tous les deux. Je crois bien que j'étais plus souvent au bureau que Joe. J'ai pas mal recruté et je m'occupais des tractations avec d'autres dessinateurs. Mort Meskin était un très bon dessinateur et il a aidé à faire circuler la revue.
Et vous aimiez vous charger de ça ? Parce qu'avant ça, vous étiez seulement dessinateur tandis que là...
Jack Kirby : Oui, de nouveaux horizons s'ouvraient à moi : j'apprenais les choses, j'apprenais à gérer les affaires...
Est-ce que vous vous rappelez de la raison pour laquelle vous avez choisi d'intituler ce comics The Strange World of Your Dreams ?
Jack Kirby : Déjà, parce que personne n'utilisait ce titre-là. Sinon, il faut avoir à l'esprit que dans le monde conventionnel dans lequel nous vivions, l'horreur pure n'était pas bien vue. On ne serait peut-être pas parvenus jusqu'aux kiosques. Les kiosques mettaient en avant les revues Dell. C'était une très bonne compagnie mais ce qu'ils faisaient était très conventionnel. Il fallait qu'on se place dans la même niche, question de prestige. Ces compagnies qui vendaient bien étaient toutes prestigieuses. Donc, afin d'acquérir la même aura, on a sorti des comics qui se situaient dans le même cadre. Si on avait sorti des comics d'horreur à la place, disons que ça aurait été puéril de notre part, pour ne pas dire autre chose. Dell est un éditeur qui a commencé par publier des revues contenant des nouvelles avant de rencontrer un grand succès en se spécialisant dans les revues de jeux et de casse-têtes.
J'ai sous les yeux un comics intitulé Justice Traps the Guilty, daté de 1945, et il a été publié par une compagnie nommée « American Boys Comics », située à Buffalo, New York .
Roz Kirby : Ça faisait partie de la compagnie de Joe.
Mais, là, on était en 1945. Est-ce que Joe et vous aviez commencé à publier des comics sitôt revenus de la guerre ?
Jack Kirby : Je crois que oui.
Vous aviez un bureau au 1790 Broadway ?
Jack Kirby : Oui.
Si c'est le cas, la compagnie a marché pendant un moment vu que The Strange World of Your Dreams a été publié en 1952, à la même adresse – 1790 Broadway. Ça fait 7 ans.
Jack Kirby : À mes yeux, ça paraît être une période très brève. Mes souvenirs de l'époque sont plutôt flous. Il faut vous dire que j'ai 71 ans, aujourd'hui, et que vous me parlez d'un jeune gars âgé de 23 ans. Ça remonte à un bail.
J'ai l'impression que vous avez probablement publié plus que cinq titres. Vous vous rappelez pourquoi vous avez mis la clé sous la porte ?
Jack Kirby : Les choses ont mal tourné. C'est comme ça. On arrive à un point où on se dit qu'on ne peut plus rien perdre d'autre. Allez, on va recommencer à se faire un peu d'argent.
Aviez-vous aussi publié Young Romance ?
Jack Kirby : Oui .
Je ne savais pas que vous l'aviez publié vous-même.
Jack Kirby : Si, c'est ce qu'on a fait.
Vous publiez donc des comics romantiques, des comics inclassables, oniriques et aussi des polars.
Jack Kirby : Les Gangsters étaient à la mode, alors.
Vous en écriviez beaucoup ?
Jack Kirby : J'en écrivais la plupart.
Alors, Jack, avez-vous aussi écrit l'histoire intitulée I Was a Come-On Girl for Broken Bones, Inc. ?
Jack Kirby : Oui, c'est le cas. [Rires]
Vu que vous travailliez à votre compte, vous n'aviez pas à passer vos dessins à un éditeur. Savez-vous ce que sont devenues les planches originales ?
Jack Kirby : Mon dieu, je n'en n'ai aucune idée.
Roz Kirby : On avait de nombreuses planches des comics de romance et Joe en avait aussi quelques unes. J'ai confié des planches à une personne afin qu'elle les retransmette aux auteurs.
Vous avez aussi été à l'origine d'une série intitulée My Date .
Jack Kirby : Oui, My Date a été la porte d'entrée sur l'univers des comics romantiques. C'est là qu'on s'en est rendu compte. C'est après qu'on ait publié My Date que j'ai compris qu'on passait à côté du principal. Les histoires d'amour remportaient le pactole. My Date était plutôt orienté adolescents – ça parlait de jeunes gens qui draguaient, perdaient ou gagnaient des rencards.
Vous aviez fait ça pour Hillman ?
Jack Kirby : Oui.
Et c'était quoi, exactement, Hillman ?
Jack Kirby : Hillman était une autre maison d'édition et, si je m'en souviens bien, on a fait pas mal de choses pour eux.
Roz Kirby : Un truc avec un alligator, non ?
Jack Kirby : Machin l'alligator . Ça parlait d'un vrai alligator. C'était un alligator marrant mais j'ai oublié son fichu nom. C'était un comics satirique avec Charlie Chaplin en alligator.
Vous avez fait ça pour Hillman ?
Jack Kirby : Je crois que c'était pour Hillman.
Crestwood Publishing, c'était quoi ?
Roz Kirby : Crestwood était une maison d'édition pour laquelle Joe et moi travaillions . Les comics commençaient à rapporter beaucoup d'argent, plein d'éditeurs voyaient le jour et beaucoup disparaissaient par la suite, comme Victor Fox.
Y avait-il des compagnies pour lesquelles il était préférable de travailler et d'autres à éviter ou bien se valaient-elles toutes ?
Jack Kirby : L'idée était de se faire le plus d'argent possible et, donc, de travailler pour les compagnies qui payaient le mieux. Bien entendu, avec Joe, on s'est dit que le meilleur moyen de se faire de l'argent était de publier nos propres titres et on s'y est essayés. Malheureusement, on n'avait pas les capitaux nécessaires sur la durée. On avait de bons titres et de très bonnes histoires, ce n'était pas le problème. Il fallait quoiqu'il arrive payer l'intermédiaire – les distributeurs et tout le tintouin.
C'est en 1954 que vous avez lancé votre propre compagnie, Mainline Comics ?
Jack Kirby : Oui, on a fait ça.
Mais vous aviez déjà lancé une autre compagnie, avant ça, American Boys' Comics [l'intervieweur sort le comic en question]
Jack Kirby : Ouais, j'ai fait ça avec Joe
On peut lire « Simon et Kirby, éditeurs et illustrateurs » et l'adresse est au 1790 Broadway. Mais sur la couverture, on lit Prize Publications.
Roz Kirby : Beaucoup de compagnies employaient des noms différents..
Jack Kirby : Ouais, ça c'était une autre compagnie. La plupart se sont évanouies. Il y avait aussi des problèmes avec le fisc, ce genre de choses. Donc ils subdivisaient leur compagnies en 4 ou 5 autres .
Comment est-ce que le retour négatif du public à l'égard des comics, dans les années 50, vous a impacté ?
Jack Kirby : En rien, je n'étais qu'un gamin pauvre qui se faisait de l'argent.
Mais vous en pensiez quoi ?
Jack Kirby : Je les ignorais. Je savais que ce que je faisais était bien fait et que je pouvais écrire aussi bien qu'un autre. D'ailleurs, c'est ce que j'ai fait. Je savais que Joe était un homme d'affaires compétent. J'ai fini par devenir assez bon en affaires, moi aussi. J'ai appris au contact de Joe. Il était plus âgé que moi et il avait de bien meilleures connaissances. J'ai commencé à apprendre les ficelles avec lui.
N'étiez-vous pas inquiet de la possibilité que l'industrie du comics s'effondre après tous ces scandales ?
Jack Kirby : Oui, c'était un souci et ce pour tous les éditeurs. Souvenez-vous que les comic books ne bénéficiaient pas alors tous du même prestige que, par exemple, le magazine Collier's ou le Saturday Evening Post. Dans les années 50, si vous alliez à un kiosque et que vous achetiez un exemplaire du Saturday Evening Post, on disait de vous « Voilà un bon Américain ». Si vous achetiez un comic-book, en revanche, c'était « Ce type, c'est un bon à rien. » Bien sûr, le Dr. Wertham n'a pas aidé. Les comic books étaient mal vus au même titre que les émissions trash à la télé, aujourd'hui. Ce type de télévision atteindra certainement un point de son histoire où elle deviendra acceptée de tous.
Roz Kirby : C'est là que tu es parti pour Classic Comics .
Jack Kirby : Ouais. Joe et moi nous sommes séparés. Je travaillais pour Classic Comics et eux, ils n'aimaient pas la façon dont je pliais la peau de Cléopâtre. C'était une maison de perfectionnistes et ce n'était pas mon genre que de travailler pour des perfectionnistes donc j'en suis rapidement parti. Je ne peux pas être aussi difficile et exigeant avec mes personnages ou avec mes costumes. Je pensais que l'histoire était très, très importante et que le tout devait bien se combiner pour réussir à bien se vendre.
Que pensiez vous des auditions sénatoriales ? Pensiez-vous qu'il s'agissait d'une chasse aux sorcières ou bien pensiez-vous que le public avait raison de s'inquiéter.
Jack Kirby : Ni l'un, ni l'autre. J'espérais juste qu'on s'en sortirait assez bien pour pouvoir continuer de publier des comics, que cela n'endommagerait pas trop l'industrie et que je pourrais continuer de travailler. J'étais jeune et je vivais encore dans l'East Side. Politiquement, je savais que si un type déclarait aimer Hitler, je lui cassais la tronche et voilà.
Vous ne vous sentiez pas impliqué dans la politique ?
Jack Kirby : Aujourd'hui, oui, pas à l'époque. J'étais très impliqué dans les comics. Tout ce que je savais alors, c'est que de mon côté de la barrière, on votait Démocrate. Si on était pauvre, on votait Démocrate et si on était riche, on votait Républicain.
Que pensiez-vous du communisme, alors ?
Jack Kirby : Oh, le communisme ! Ça, c'était un sujet brûlant, controversé. Être identifié comme communiste pouvait causer du tort à toute votre famille, à tout votre entourage. Vos amis ne vous adressaient plus la parole. Je ne parle pas en mon nom, je n'ai jamais approché cette idéologie. Bien sûr que j'étais opposé aux rouges. Je suis devenu un chasseur de sorcières Les cocos étaient mes ennemis – je les appelais les cocos. En réalité, Mamie Bonheur était une coco. Doubleheader était un coco.
Qu'est-ce que vous n'aimiez pas dans le communisme ?
Jack Kirby : Eh bien, c'était un concept radical à mes yeux. Comme tout Américain, je n'étais pas assez raffiné pour avoir étudié toutes ses facettes. Tout ce que j'en savais, c'est que c'était étranger à la démocratie. Et moi, je m'étais battu pour la démocratie, j'avais toujours connu l'existence de deux partis politiques différents et j'avais été élevé dans ce cadre. Tout ce qui était radical me paraissait dangereux comme cela était le cas pour l’Américain moyen. Personne ne savait sur quoi cela pouvait déboucher et on a toujours eu peur du chaos. Le communisme est donc devenu une porte donnant sur le chaos et la porte sur le chaos était la porte qui donnait sur le Mal. Votre famille pouvait en souffrir, vos amis... On ne voulait pas de ça.
Et comment perceviez-vous McCarthy ?
Jack Kirby : Je n'aimais pas McCarthy. Je n'aimais pas ses méthodes. J'aimais cet autre type – un type grisonnant originaire du Maine, je crois. Il s'est assis face à McCarthy et s'est opposé à lui. Il s'appelait Welch .
C'était lui qui avait demandé à McCarthy s'il n'avait pas honte ?
Jack Kirby : Oui. Il avait l'air plus sensé, plus tempéré. On n'avait pas l'impression que les troupes de choc allaient défoncer votre porte le lendemain, quand vous écoutiez ce bonhomme parler. Quand vous écoutiez McCarthy, vous saviez qu'il allait vous faire embarquer, vous ou vos parents. McCarthy avait tout d'une menace et si vous ne rentriez pas dans ce qu'il considérait être le portrait-robot de l'Américain... Il définissait les particularités, les règles. C'est ce qui a engendré la peur chez les gens. On avait tous peur de ne pas rentrer exactement dans le moule. McCarthy a collé une peur du diable au grand public. Quand Welch a commencé à parler, il avait l'air sensé. Il ne parlait pas exactement comme un parlementaire l'aurait fait mais plutôt comme l'aurait fait un être humain rationnel. McCarthy était un chasseur et il se moquait de savoir qui était son gibier. Mais il en tirait du prestige. Il voulait quelque chose et il allait l'obtenir par tous les moyens, même s'il devait vous passer sur le corps. Welch n'était pas du tout comme ça. Welch était un homme qui parlait des problèmes en vue et qui remettait en question le comportement de McCarthy. Welch est celui qui a jeté un seau d'eau froide sur McCarthy et lui a rappelé qu'il n'était qu'un politicien avec des ambitions de politicien et qu'il ne serait jamais un Hitler. J'ai trouvé que les journaux de l'époque reflétaient l'idée selon laquelle le grand public commençait à retrouver confiance car le chaos approchait et que c'était ce que craignaient les gens.
En 1954, avec Joe Simon, vous avez lancé Mainline Comics.
Jack Kirby : Oui.
Je crois savoir que vous aviez alors sorti cinq titres qui ont fini par s'arrêter avant que vous ne les revendiez à Charlton. Pourriez-vous m'en parler ? Comment est-ce que ça s'est fait ? On était alors en pleine hystérie anti comics.
Roz Kirby : Mainline possédait Headline comics et aussi Guilty .
Et Black Magic ?
Jack Kirby : Ça se rapprochait des titres d'horreur mais c'était plus consistant. Black Magic était similaire à The Twilight Zone et ça, ça avait un grand succès.
Vous avez aussi créé Fighting American.
Jack Kirby : Oui. Fighting American était la première tentative de satire dans les comics. C'était une satire de Captain America. C'était très, très drôle. J'en ai encore des échos aujourd'hui, venant de gens qui sont tombés dessus, et c'est vraiment hilarant.
Vous avez aimé travailler dessus ?
Jack Kirby : Oui, en effet. J'aime m'amuser, comme tout le monde. C'était mon coup d'essai dans le domaine de la satire. Je pense être assez intelligent pour y arriver et c'est ce que j'ai fait. Je me suis dit que je pouvais être satirique et c'est comme ça que le titre a vu le jour. C'est aussi comme ça que j'ai créé Doubleheader et Uncle Samurai. Il y avait aussi un hongrois, le comte Yuscha Liffso. J'ai vraiment aimé faire des comics, à cette époque.
Je crois que Mainline Comics a officié pendant deux ans, de 54 à 56 [ND Jean Depelley : Mainline s'arrête en 1955].
Jack Kirby : Oui. Comme je le disais, nous manquions de fonds. Même si l'on a gagné de l'argent, on n'en a pas gagné suffisamment pour...
C'était une période particulièrement difficile, pour les comics. Avec Joe, vous avez dû vous séparer probablement autour de 1956 .
Jack Kirby : Par là. Le fait est que les autres compagnies étaient elles aussi en difficulté. Mais elles pouvaient tenir le coup. DC grâce à leurs titres classiques et Marvel, parce qu'ils pouvaient y arriver.
Vous avez ensuite collaboré avec Wally Wood sur un strip intitulé Sky Masters.
Jack Kirby : Sky Masters, c'était un strip quotidien .
Roz Kirby : Tout le monde commet l'erreur de croire que Wally Wood n'avait rien à voir avec ce strip.
Jack Kirby : Je ne travaillais pas avec Wally Wood mais avec deux types, les frères Wood .
Wally Wood n'avait rien à voir là-dedans ?
Jack Kirby : Rien. Les frères Wood vivaient dans le New Jersey. Je n'arrivais jamais à les joindre, ils me disaient « envoyez ça à notre mère, elle nous le fera parvenir ». C'est comme ça que ça marchait. Étrangement, le strip qui en a résulté était plutôt bon. Mais les frères Wood ont un peu tout fichu en l'air.
Comment les aviez-vous rencontrés ?
Jack Kirby : On se rencontrait dans les bureaux des publications , les endroits où on se réunissait. Le strip paraissait dans 300 journaux.
Roz Kirby : Le strip n'a pas duré parce que les frères Wood n'arrêtaient pas de disparaître.
Jack Kirby : Je ne pouvais pas les joindre. Il fallait que je leur envoie des cartes postales, que je garde le contact avec leur mère. Ces types étaient des excentriques.
Roz Kirby : L'un d'eux a eu des problèmes avec la justice .
Aviez-vous réellement tant besoin des frères Wood ?
Jack Kirby : J'avais besoin d'eux pour l'agence de presse. C'est comme ça qu'on a pu y entrer. Mon problème était que j'allais devoir expliquer ce qu'il était advenu d'eux [Rires]
Et Wally Wood, il n'a pas encré le strip ?
Jack Kirby : Si, il a assuré l'encrage sur quelques semaines .
Et il n'y avait pas de lien entre Wally Wood et les frères Wood ?
Jack Kirby : Non. Je commençais à croire que tout le monde s'appelait Wood.
Dans l'entrée vous concernant, dans l'Encyclopedia of Comics, il est fait mention de Dick, Dave et Wally Wood, ce qui fait penser que —
Jack Kirby : Non. Dick et Dave étaient les frères Wood. Ils étaient très excentriques et ça compliquait grandement le fait de travailler avec eux. C'est une des raisons pour lesquelles le strip n'a pas perduré. Le strip même était très, très bon. Il a été opté dans plus de 300 publications, et ça en fait un paquet. [Il contemple le strip] Comme vous pouvez le voir, j'ai illustré les premiers pas sur la Lune près de deux ans avant que la NASA n'y envoie ses gars . Je l'ai fait très sérieusement. Ils portent des combinaisons blanches mais ça, c'est ce que les astronautes portaient sous les leurs. Je m'en suis donc bien sorti. Bien sûr, ici, on peut voir l'influence de Wally Wood.
Qui a fait les couleurs ? C'est très joli.
Jack Kirby : C'est moi .
Roz Kirby : Jack aime faire les couleurs. [Elle regarde une autre planche] J'ai encré celle-ci.
Vraiment ?
Jack Kirby : Oui, c'est elle qui l'a fait . Elle est très douée. Roz est un des meilleurs encreurs de l'industrie. [Rires]
Avez-vous aimé travailler sur un strip quotidien ?
Jack Kirby : Oui, j'ai toujours aimé travailler sur une histoire, quelle qu'elle soit . Je suis surtout un narrateur. Donnez-moi un sujet et je vous livrerai une bonne histoire. C'est pour ça qu'en revenant de la guerre, j'ai fait quelques récits de guerre pour DC .. Et elles ont bien marché, le magazine s'est vendu.
Est-ce ce que Sky Masters paraissait en pleine page, le dimanche ?
Jack Kirby : Oh oui. C'était publié dans 300 journaux ! Mais ça n'a pas été facile, avec les frères Wood. Ça s'est vite dégradé.
Pendant combien de temps est-ce que le strip est paru ?
Jack Kirby : À peu près deux ans.
Je crois savoir que vous avez commencé Sky Masters en 57. Et aussi que vous avez créé Challengers of the Unknown pour National en 58. Comment s'est mise en place votre collaboration avec National ? Est-ce que vous êtes simplement allé sur place pour voir s'il y avait du boulot ?
Jack Kirby : Oui et je me disais que National était une maison respectable, prestigieuse. J'appréciais les gens qui dirigeaient. J'appréciais l'éditeur, les employés. J'ai toujours bien aimé DC – ils étaient corrects, ce qui est rare dans l'industrie des comics . [Rires].
Quand vous dites qu'ils étaient corrects – vous n'aviez néanmoins toujours pas la propriété des strips que vous dessiniez...
Roz Kirby : On pensait qu'ils étaient corrects. [rires]
Jack Kirby : Très bien, je vais mieux m'expliquer. Je vais juste dire que personne, dans ce métier, n'avait de contrat avec qui que ce soit. Et DC n'était pas la seule maison d'édition sur le marché. Il y avait aussi Timely, Dell et plein d'autres.
Il n'empêche qu'à l'époque, c'était à eux que revenaient les droits de tout ce que vous produisiez. En plus, ils payaient peu à la planche et conservaient les originaux.
Jack Kirby : Oui, en effet. Mais c'était parce que l'artiste venait d'un quartier pauvre de la ville... J'étais heureux parce que j'arrivais à gagner assez d'argent pour pouvoir en donner à mes parents, assez pour me marier. Je gagnais assez pour pouvoir m'amuser un peu plus que si je n'avais rien eu.
Avec qui aviez vous affaire, à DC. Aviez-vous un éditeur attitré avec lequel vous traitiez directement ?
Jack Kirby : Ils avaient plusieurs éditeurs. Moi, je traitais avec Mort Weisinger, Julie Schwartz, et Murray Boltinoff.
Étaient-ils différents ? Est-ce que leurs approches respectives étaient différentes ?
Jack Kirby : C'étaient des personnes différentes, c'est sûr, mais j'ai aimé travailler avec chacun d'eux. On est restés bons amis. Mort Weisinger, lui, n'est plus. Quand on est venus pour la première fois en Californie, Mort Weisinger est venu nous rendre visite .
Quel genre d'homme était-il ? J'ai entendu dire qu'il était sacrément exigeant.
Jack Kirby : Tout le monde était exigeant. Mort Weisinger n'était pas particulièrement difficile à vivre. Il s'efforçait de faire son métier d'éditeur. Dans les comics, il y a un système de castes. Un éditeur doit se comporter d'une certaine manière, le dessinateur doit être humble, vous voyez ? Un artiste doit être humble et l'éditeur doit être zélé et le propriétaire de la maison d'édition est là, quelque part dans la galaxie, en train de profiter de sa propre divinité. Un système de caste, purement et simplement. Et c'était accepté de tous. Personne ne pensait à des contrats, personne ne pensait à négocier de meilleurs arrangements.
Est-ce que, quand vous réalisiez un titre, n'importe lequel, vous assumiez que le chef de la maison d'édition en était le propriétaire ? Ou bien vous êtes-vous posé la question plus tard en vous disant « eh, une minute, là. J'ai fait ce bouquin sans contrat, je ne vois pas pourquoi il en aurait la pleine propriété »
Jack Kirby : Non, je prenais conscience de ce genre de choses à mesure que je m'aguerrissais. Joe Simon s'y connaissait en la matière, lui.
À l'époque, vous pensiez que le strip était la propriété de la compagnie ?
Jack Kirby : Oui, je me disais qu'ils me l'avait pris, ok ? [rires] Je me disais qu’ils me l’avaient pris et que je ne pouvais pas le récupérer. En d'autres termes, je n'avais pas de budget pour un avocat. J'étais jeune et mon argent, je l'utilisais pour prendre un peu de bon temps.
Je crois qu'à un moment, au milieu des années 50, Bernie Krigstein a tenté de lancer un syndicat des créateurs de comic-book. Étiez-vous au courant de ça.
Jack Kirby : Oui, mais je savais à l'avance que ça ne marcherait pas.
Vous ne vous êtes jamais rendu à une de leurs réunions ?
Jack Kirby : Non, non. Les syndicats avaient alors une connotation communiste.
Et vous étiez méfiant ?
Jack Kirby : Tout le monde l'était. Souvenez-vous que c'était une époque où les communistes marchaient dans les rues, ils défilaient avec leurs drapeaux. Les syndicats faisaient la même chose alors il était facile d'associer les deux. Aujourd'hui, je le dis en tant qu'être humain et non en tant qu'homme d'affaires : les syndicats sont une très bonne chose pour les travailleurs, ils les protègent. Mais je ne voyais pas ça comme ça quand j'étais jeune. Et puis, surtout, les journaux les associaient aux communistes – les syndicats ouvriers étaient communistes.
Bien sûr, c'était dans l'intérêt des journaux que l'on pense ça.
Jack Kirby : Oui.
Roz Kirby : À ce moment-là, chaque dessinateur était en charge de ses propres accords. Jack disait « Eh bien, je me fais plus d'argent qu'eux ». Mais tout le monde ne peut pas gagner autant.
Jack Kirby : Je me débrouillais très bien – mes titres se vendaient. Tout ce que je dessinais se vendait.
Quand vous dites que vous vous débrouilliez très bien, qu'est ce que vous entendez par-là ? Quel était votre tarif, pour une planche, dans les années 50 ?
Jack Kirby : De 35 à 50 dollars pour une planche complète. Ça dépendait de l'employeur. Certains payaient moins, d'autres plus.
Est-ce que ça incluait l'écriture ?
Jack Kirby : Oui, je leur livrais une planche complète. Joe l'encrait, lui ou quelqu'un d'autre. Je trouvais quelqu'un pour l'encrer ou bien je l'encrais moi-même et j'obtenais un certain tarif de la maison d'édition. Ça s'est passé comme ça avec Challengers of the Unknown.
Découvrez la quatrième partie de l'interview de Jack Kirby