interview Comics

Jeff Lemire

©Urban Comics édition 2016

La première fois que le nom de Jeff Lemire est apparu en librairie date d'avril 2010. C'est à l'occasion de la sortie de l'intégrale d'Essex County et de The Nobody que le lectorat français a pu se familiariser avec un style visuel atypique et un talent de narrateur rare. À mesure que les années passent, l'artiste canadien ne cesse de voir sa popularité croître au point de se voir confier l'écriture de récits importants chez des éditeurs mainstream comme Green Arrow ou dernièrement les Extraordinary X-Men. Cherchant en permanence à malmener les schémas narratifs actuels avec des découpages osés et millimétrés, Jeff Lemire impressionne en tant qu'auteur complet avec Sweet Tooth ou Trillium mais aussi lorsqu'il se lance dans la saga de science-fiction Descender avec Dustin Nguyen. En bien peu de temps, Jeff Lemire a mis l'industrie du comics américain dans sa poche et les lecteurs avec. Quand à votre serviteur, nul besoin de lui poser la question...

Réalisée en lien avec les albums Descender T1, All-New Hawkeye T1, Sweet Tooth T1, Trillium
Lieu de l'interview : Festival d'Angoulême

interview menée
par
17 février 2016

Original version here.

La traduction de cette interview a été réalisée par Alain Delaplace.

Peux-tu te présenter et nous dire comment tu as commencé à travailler dans l'industrie des comics ?
Jeff Lemire : Je m'appelle Jeff Lemire et je suis un cartoonist canadien. J'ai commencé à travailler dans l'industrie des comics il y a de ça près de 16 ans, c'était autour de 1999 ou 2000. Je suis allé dans une école cinématographique à Toronto mais, à mesure que j'étudiais l'industrie du cinéma, je m'en suis désintéressé tout en me ré-intéressant aux comics. J'ai grandi en adorant les comics et je dessinais tout le temps mais vu qu'il n'y avait pas de cursus clairement déterminé pour faire carrière dans les comics, je me suis essayé à d'autres choses. Mais dessiner me manquait tellement que la première chose que j'ai faite en sortant de l'école, ça a été de me remettre à illustrer des comics. J'ai passé plusieurs années à Jeff Lemire Essex Countytrouver ma propre voix dans cette industrie et à m'entraîner au dessin et ce jusqu'à ce que je sorte The Essex County, un comics que j'ai fait en 2005, 2006. C'était le premier comics où j'ai vraiment senti que j'avais trouvé ma propre expression, en tant qu'auteur. J'ai alors commencé à publier auprès de Top Shelf, un petit éditeur américain et, après, je suis allé travailler pour Vertigo, avec Sweet Tooth. Puis je me suis mis aux comics de super-héros aussi bien pour DC Comics que pour Marvel. Aujourd'hui, ma carrière est en quelque sorte partagée en deux avec une moitié consacrée aux super-héros mainstream et une autre où je me consacre à mes projets personnels.

Quelles ont été tes influences, artistiquement parlant ?
Jeff Lemire : Ça change tout le temps. À différents moments de ma vie ou de ma carrière, je trouve des artistes différents. Enfant, je n'avais accès qu'aux comics de super-héros DC ou Marvel. C'est ce que j'ai lu en grandissant. Et aussi ce que j'ai copié. Mais, en devenant plus vieux, j'ai commencé à développer mon propre style et j'ai commencé à découvrir plus de cartoonists européens qui avaient des styles plus prononcés, faisaient dans l’impressionnisme et dont les dessins étaient plus expressifs que ceux des comics américains. Ça me convenait mieux. Parmi les plus grands, il y avait... Alors que je travaillais à trouver mon propre style, l'artiste dont je contemplais le plus le travail était probablement Dave McKean, il a fait Cages. Ce bouquin était comme ma bible, j'adore.

C'est un génie !
Jeff Lemire : Oui, c'est un génie. Voilà ce à quoi j'aspirais. Même si je ne pouvais pas arriver à ce niveau. Rien que l'expressivité de ses dessins...

Tu l'as rencontré, déjà ?
Jeff Lemire : Non, jamais.

Jeff Lemire The Nobody Il est très gentil.
Jeff Lemire : Oui, je suis sûr qu'il l'est. Dave McKean était un peu mon objectif ultime. Mais, aussi, Paul Pope. L'urgence qui se dégage de son coup de pinceau, ça m'a vraiment inspiré, à mes débuts. Et j'ai par la suite découvert de nombreux artistes européens comme Hugo Pratt, Jose Munoz, euhh... Il y en a tant ! [rires] Et, tu sais, chaque fois j'en découvre, comme ça, de nouveaux artistes, de nouvelles inspirations.

C'est très facile de rencontrer Dave McKean. Il suffit de suivre Neil Gaiman. Ils passent la moitié de leur temps ensemble.
Jeff Lemire : [rires]

Tu alternes depuis tes débuts des récits indépendants à d'autres mainstream. Comment gères-tu les approches entre chaque genre ?
Jeff Lemire : Pas vraiment. J'essaie aussi de projeter autant que faire ce peut de moi-même dans mes histoires de super-héros. C'est juste un fonctionnement différent. On travaille avec plus de gens et comme c'est plutôt collaboratif, ma propre voix n'en est qu'une parmi d'autres au sein du processus menant au produit final. Du fait de la collaboration, ma voix se mélange à celle de l'artiste en charge tandis que quand je travaille sur un projet indépendant, c'est nettement plus direct. C'est ma voix. En particulier quand j'illustre mes histoires, il n'y a que moi. C'est une vision plus distincte, plus directe, je suppose.

Dans chacun de tes comics, tu n'hésites pas à tenter de nouvelles approches narratives ou visuelles.Dans Trillium, tu as bousculé les lecteurs en les forçant à retourner leur livre pour suivre les destins croisés des deux héros, dans Green Arrow, les découpages étaient très originaux. Est-ce une motivation personnelle ?
Jeff Lemire : Oui, en effet. C'est généralement un défi personnel que je me lance. Quand tu as passé un certain temps à travailler au sein d'un même média, comme moi qui ai passé quinze ans à travailler dans les comics, il te faut trouver des moyens pour que tout ça conserve un peu de fraîcheur à tes yeux, chaque jour, tu comprends ? Jeff Lemire Green ArrowSinon, tu t'ennuies. Alors on se lance des défis pour trouver de nouveaux moyens d'employer le média afin de communiquer avec les lecteurs et de les mettre eux aussi au défi. Je pense qu'on a une certaine responsabilité, en tant que cartoonist, celle de faire tout ce que l'on peut afin d'explorer le média, d'en exploiter le potentiel. C'est un langage comme un autre et plus on s'en sert, plus on découvre de nouvelles manières de s'en servir. Mais, c'est surtout un moyen d'éviter de m'ennuyer. Je me dis que si je ne m'ennuie pas, le lecteur ne va pas s'ennuyer non plus. [rires]

Dernièrement, les premiers recueils de Sweet Tooth et de Descender sont sortis en France. Peux-tu les présenter aux lecteurs ?
Jeff Lemire : Sweet Tooth est, je pense, un récit de science-fiction post-apocalyptique. Ça parle d'un groupe d'enfants hybrides, mi-hommes, mi-animaux, et ce juste après qu'une mystérieuse maladie ait quasiment décimé l'espèce humaine. Ces enfants ont en eux le secret permettant soit de guérir cette maladie ou d'en comprendre les origines alors différentes factions les pourchassent et le comics raconte leur road-trip à travers une Amérique post-apocalyptique. Et, enfin... Je ne sais pas. Je crois que c'est tout ! [rires]

Et Descender ?
Jeff Lemire : Descender, c'est de la science-fiction, un space-opera que je réalise avec Dustin Nguyen et c'est un récit épique parlant de robots en fuite à travers l'espace. C'est un univers où les robots ont été déclarés hors-la-loi et ils sont pourchassés, tués, détruits. L'histoire suit un de ces robots, un garçon-robot, ainsi que ses compagnons alors qu'ils essayent tant bien que mal de survivre dans cet univers qui les craint et qui cherche à les abattre.

Le premier volume de Sweet Tooth est sorti en décembre dernier, en France. Il y a une scène très sombre dans ce volume, avec les enfants, dans une prison. C'est vraiment très glauque qui rappelle des images de la deuxième guerre mondiale. Est-ce que tu t'incites aussi, toi-même, à jouer avec les émotions des lecteurs ?
Jeff Lemire : Pour moi, les histoires gravitent toutes autour de celles qui sont chargées, émotionnellement parlant. Celles dans lesquelles je peux m'investir sur le plan des émotions. Ce sont les histoires que j'aime créer. Je Jeff Lemire Sweet Tooth veux toucher les lecteurs et les affecter, émotionnellement, les faire s'attacher aux personnages . Parfois, cela signifie infliger des choses horribles à ses personnages mais, généralement, mes histoires se finissent bien. Je fais peut-être traverser l'enfer à mes personnages mais ils connaissent une conclusion optimiste.

Tu as fait une sacrée entrée chez Marvel Comics avec All-New Hawkeye, Extraordinary X-Men, Old Man Logan et aussi Moon Knight. Comment en es-tu arrivé à travailler chez Marvel et comment as-tu fait pour te trouver à la tête de toutes ces séries ?
Jeff Lemire : [rires] J'avais alors travaillé pour DC Comics depuis 5 ou 6 ans et je crois que j'avais réussi à me faire un nom sur des titres comme Green Arrow ou Animal Man. Puis, l'an dernier, je me suis dit qu'il était temps de changer d'air, pour plusieurs raisons. J'ai rencontré Axel Alonso, l'éditeur en chef de Marvel Comics, et on a parlé de différents projets sur lesquels j'aurais alors pu travailler. et la première chose dont il m'a parlé, c'est de Hawkeye. Mais je ne souhaitais pas le faire parce que le run de Matt Fraction et de David Aja était si particulier. J'étais très intimidé à l'idée de prendre leur relève. J'étais donc sceptique à l'idée et j'ai hésité à y aller mais j'ai eu l'idée d'explorer l'enfance de Hawkeye. Ça ressemblait à ce que j'aime faire avec mes propres personnages. Et, donc, du moment que j'ai eu une idée en laquelle je croyais, j'ai décidé de reprendre Hawkeye et je crois que tout le monde a été content de voir la tournure que ça a pris. Après ça, tout a été une question de timing. Quand la nouvelle série X-Men a vu le jour, ils ont cherché un auteur et je me trouvais dans le coin. [rires]

Tu es le nouveau Bendis.
Jeff Lemire : [Rires]

J'ai lu All-New Hawkeye hier et je trouve que tu as trouvé le bon équilibre entre ce qu'avait établi Matt avec le personnage et une vision nouvelle, aussi. Et les illustrations de Ramon Perez sont vraiment puissantes.
Jeff Lemire : Tout le monde a adoré le run de Matt et de David sur la série. Je ne voulais donc pas faire quelque chose qui en soit radicalement différent Jeff Lemire All-New Hawkeye afin de ne pas trahir les lecteurs. Je voulais qu'on ait l'impression qu'il s'agisse bien des mêmes personnages, ceux auxquels les lecteurs se sont attachés. Mais je ne voulais pas non plus les copier bêtement, je voulais apporter ma touche personnelle. Alors, je me suis efforcé de trouver un équilibre entre perpétuer ce qui avait été tout en y apportant le plus possible venant de ma personne ainsi que de celle de Ramon.

En parlant de Descender : quand j'ai entendu pour la première fois parler de ce comics, je me suis demandé pourquoi tu avais choisi de travailler avec Dustin aux dessins. C'est bizarre de voir son style de dessin sur un pareil titre. Comment est-ce que ça s'est fait ?
Jeff Lemire : C'est un savant mélange. Avec Dustin, on a tous les deux travaillé pendant un long moment, chez DC, mais nous n'avions jamais eu l'occasion de travailler ensemble. Quand j'ai quitté DC, il cherchait alors de son côté pour pouvoir travailler sur des projets indépendants. Le hasard faisant bien les choses, on a commencé à travailler ensemble. Et cette collaboration se fait sans aucune peine. On dirait que nos cerveaux ont fusionné et on ne communique quasiment pas l'un avec l'autre ! On partage les mêmes influences, la même narration. C'est un mélange parfait de deux créateurs, c'est comme si le destin nous avait rassemblé ! Quand je regardais ce que faisait Dustin, j'étais toujours impressionné par ses aquarelles – dans le privé, il faisait surtout ça – et je savais qu'il aspirait à faire un comics entièrement en aquarelles. Je sentais que ce serait intéressant, pour Descender parce que... Enfin, bon, c'est une histoire autour de machines, de technologies et ce genre d'histoires est généralement illustré d'une manière très précise, très propre. Mais, lui, il fait ça de manière organique, avec des aquarelles. C'est bizarre mais cette rencontre de la technologie avec le côté organique des aquarelles représente quasiment à la perfection le personnage de Tim. C'est une machine et pourtant il est si humain. Ça marche vraiment très bien ensemble.

Je sais que tu fais les couvertures, sur Descender mais, en général, comment choisis-tu les titres que tu vas illustrer ?
Jeff Lemire : Je peux écrire pour plusieurs séries ou titres à la fois mais je ne peux illustrer qu'un projet à un moment donné, ça me prend Jeff Lemire Descenderbeaucoup de temps. Je travaille déjà à un nouveau graphic novel qui doit sortir en mai. Ça fait trois ans que j'y travaille, alors qu'on commençait déjà à travailler sur Descender, j'ai donc été plutôt occupé ! [rires] Mais je voulais travailler sur des projets indépendants. De ce fait, travailler avec des gens comme Dustin me permet de travailler sur plus d'un projet indépendant à la fois. Et, après ce graphic novel, je sortirai probablement un nouveau titre chez Image, que j'écrirai mais que j'illustrerai, aussi. Je ne peux faire qu'un titre à la fois et si je dois y consacrer le temps que cela me prend pour l'illustrer, j'aimerais autant qu'il s'agisse de quelque chose qui m'appartienne et que j'ai créé plutôt qu'une propriété de Marvel ou de DC Comics.

Je ne sais pas si c'est toujours d'actualité mais tu travailles en ce moment avec Scott Snyder sur un nouveau titre. Peux-tu nous en dire quelques mots ?
Jeff Lemire : Oui et je suis carrément emballé par ce projet. Je viens juste de finir un graphic novel intitulé Roughneck, qui sortira en mai chez Futuropolis et je travaille aussi à l'illustration d'un titre sur lequel Scott écrit et qui s'appelle AD - After Death. ça sortira chez Image Comics, aux Etats-Unis. Ce n'est pas une série mais un graphic novel. Ça n'arrête pas de grandir. C'est parti d'une centaine de pages et ça continue de grossir. C'est de la science-fiction et ça se déroule dans un futur où on a réussi à mettre un terme à la mort grâce aux thérapies génétiques. On est donc dans une société où les gens sont quasiment immortels. On suit un individu qui a réussi a obtenir tout ce qu'il a toujours voulu avoir et qui est donc, aussi, immortel mais il est aussi très malheureux. On explore sa psyché et on le suit alors qu'il essaie d'échapper à son enfer. C'est très intéressant, comme sujet, et on fait ça dans un drôle de format où la moitié de l'histoire est sous forme de texte, comme un roman que le personnage écrit et que je me contente d'illustrer – juste des dessins, pas en comics – et l'autre moitié prendra la forme d'un comics. C'est comme un mélange de tout ce que fait Scott et de tout ce que je fais, moi.

Est-ce que tu travailles avec Scott, à l'écriture ?
Jeff Lemire : Non, Scott écrit tout l'ensemble, moi, je dessine, c'est tout.

Jeff Lemire Roughneck C'est la première fois que tu ne fais qu'illustrer un titre, non ?
Jeff Lemire : Oui, j'ai illustré quelques histoires courtes, écrites par d'autres, mais je n'avais jamais illustré quelque chose d'aussi long, c'est intéressant.

Est-ce que ce n'est pas un peu bizarre, comme sensation ?
Jeff Lemire : C'est un défi, dans le sens positif du terme, vu que ça m'impose de faire ce que je ne ferais pas d'ordinaire, seul. Visuellement parlant, ça m'a poussé dans des directions vers lesquelles je ne me serais jamais tourné. Ça m'a aidé à grandir et je pense que mon dessin a fait un bond en avant à travers ces deux futurs projets, par rapport à Sweet Tooth et d'autres... C'est plutôt amusant d'essayer d'interpréter la vision de Scott. On est très bons amis, Scott et moi. On se connait depuis maintenant un long moment et on parle toujours de tout un tas de choses, l'un avec l'autre. Je le connais si bien que je sais où il veut aller et ce qu'il veut obtenir. C'est très simple, on n'a pas besoin de trop communiquer, je sais à l'avance ce qu'il veut.

Une dernière question sur ton travail : j'ai adoré Trillium. Quel regard portes-tu sur cette série, aujourd'hui ?
Jeff Lemire : J'en suis très fier. Je crois que, d'une certaine façon, Descender n'aurait jamais vu le jour si je n'avais pas fait Trillium parce que Trillium était ma première incursion dans le domaine de la « hard sci-fi». Et j'ai adoré construire l'univers de Trillium. Au point que j'ai voulu renouveler l'expérience, ce qui m'a amené à faire Descender qui est d'une toute autre envergure que Trillium. Et j'ai aussi adoré le caractère expérimental de Trillium, avec son format. Oui, j'en suis vraiment très fier.

Si tu avais la possibilité de visiter le crâne d'une personne célèbre, passée ou présente, afin de comprendre son art, ses techniques ou simplement sa vision du monde, qui choisirais-tu et pourquoi ?
Jeff Lemire : David Lynch, le réalisateur. Depuis mon enfance, aucun autre ne m'a, à travers son oeuvre, autant marqué et influencé. Je ne peux pas vraiment l'expliquer. C'est juste... Si fort. C'est mon héros. Mais, sur le plan du dessin ? Dave McKean, définitivement [rires]. Il est si versatile, il peut faire tant de choses et les faire si bien... Si je pouvais lui dérober son talent, ce serait super.

Merci Jeff !


Jeff Lemire Descender