Après des débuts dans l'animation, Jeff Smith s'est lancé dans l'aventure des comics en 1991 avec Bone. Cette série à l'univers atypique s'est révélé tellement originale qu'elle a immédiatement plu au public et aux critiques qui lui ont octroyé de nombreuses récompenses. Après plus d'une décennie à narrer les aventures des cousins Bone, Jeff Smith s'est essayé à un tout autre genre : celui de la science-fiction, façon polar. Rasl est une véritable remise en question de l'artiste, tant visuellement que narrativement, et mérite assurément tous les louanges qui lui ont été dressées. Parti depuis sur un nouveau projet, Tuki, nous avons eu la chance et l'honneur de poser quelques questions à un Jeff Smith franc et sympathique.
interview Comics
Jeff Smith
Réalisée en lien avec les albums Rasl T2, Rasl T1, Bone – Edition couleur, T1
Bonjour Jeff Smith, peux-tu te présenter et nous dire comment tu en es venu à travailler dans les comics ?
Jeff Smith : Je suis né en 1960 et même si mes parents n'avaient pas beaucoup de moyens, ils nous encourageaient toujours, mon frère et moi, à être créatifs et entreprenants. Ma mère avait toujours du papier et des crayons pour que l'on puisse s'amuser à dessiner. Mon père, lui, nous lisait MAD Magazine. Quelque temps plus tard, j'ai commencé à dessiner Bone.
Quelles ont été tes influences ?
Jeff Smith : Charles Schulz et Walt Kelly. Chester Gould, EC Segar. J'étais aussi fan des dessins animés des années quarante et cinquante. La Warner Bros., les cartoons de Chuck Jones et de Friz Freeling ont eu une grande influence sur moi. Alors que j'entrais dans ma dernière année universitaire, Métal Hurlant faisait son apparition sur les étals et j'ai pu découvrir cette génération révolutionnaire venue de France à laquelle appartenaient Mœbius et Enki Bilal. C'est à ce moment là que j'ai commencé à développer mon style.
Comment définirais-tu le style Jeff Smith ?
Jeff Smith : J'en suis incapable.
Arrête-moi si je me trompe mais tu as bien commencé par travailler dans l'animation ? Si c'est le cas, quel regard portes-tu sur cette expérience, aujourd'hui ?
Jeff Smith : C'était un hobby qui est par la suite devenu une profession. Moi-même ainsi que deux amis de la fac avions créé une compagnie et nous dessinions à la main des publicités télévisées. On a fini par acquérir une réputation suffisante pour que l'on nous confie l'animation de segments sur des productions hollywoodiennes. C'était une sacrée formation, c'est sûr. Quand on doit dessiner quelque chose un bon million de fois, on apprend à le faire de manière simple et épurée. On apprend aussi la construction graphique et on acquiert la capacité à garder en tête une image en 3D du personnage.
En France, on t'a découvert avec Bone. Sur quoi avais-tu travaillé, auparavant ?
Jeff Smith : Bone était mon premier comics. Voilà pourquoi j'ai été si surpris quand le premier volume paru chez Delcourt a remporté le prix de l'Alph-Art à Angoulême, en 1996. Il y a des photos de moi, le trophée dans les mains, et on peut voir que j'ai l'air estomaqué ! Et la meilleure… C'est que j'ai rencontré Jean Giraud le même soir !
En 1991, aux USA, tu as lancé la série Bone qui s'est avérée aussi brillante qu'ambitieuse. Comment t'es venu l'idée de ce visuel mélangeant cartoon et réalisme au service d'un récit d'inspiration héroic-fantasy ?
Jeff Smith : Comme je l'ai dit auparavant, j'ai découvert Métal Hurlant quand j'avais dix-sept ans et c'était, pour moi, la pièce manquante du puzzle. Je me suis dit que si je parvenais à mélanger le style des cartoons américains traditionnels comme Bugs Bunny et Popeye avec cette fantasy adulte venue d'Europe, alors je tiendrais quelque chose d'original.
Une autre qualité de Bone a été de présenter plusieurs ambiances d'Heroic Fantasy. On a eu droit à une version plus légère avec les cousins Bone et aussi à une version plus sombre, plus dramatique à travers le quotidien de Thorn. Était-ce ton intention de départ ?
Jeff Smith : Oui, j'avais écrit les grandes lignes du récit bien à l'avance et dès le départ j'avais en tête cette idée d'une période très sombre précédant un jour nouveau.
Y a-t-il des éléments de Bone que tu aurais aimé faire différemment ?
Jeff Smith : Pas vraiment. Enfin, j'ai déjà retravaillé certains dialogues et illustrations qui me posaient problème avant la réédition mais ça s'est limité à quelques détails ici et là. L'histoire en elle-même et sur de nombreux points s'est révélée bien meilleure que je ne l'avais pensé !
Afin de publier Bone, tu as créé ton propre label, Cartoon Books. Étais-tu nerveux, à l'époque, à l'idée de devoir gérer plusieurs fonctions en même temps (auteur, éditeur, etc.) ?
Jeff Smith : Nerveux ? En colère, plutôt. J'avais passé des années à essayer de vendre Bone aux journaux et on s'est contenté de me faire barrage. Avec mon épouse, Vijaya, on a monté Cartoon Books pour dire d'aller se faire mettre à tous ces enfoirés qui tentent de mettre main basse sur tous les artistes américains et de les contrôler.
Tu étais seul aux commandes, sur Bone, mais le temps d'un numéro, Charles Vess s'est chargé des dessins. Comment cette collaboration a-t-elle vu le jour ?
Jeff Smith : Charles est un des tout premiers amis que je me suis fait dans le monde des comics. On a tous deux fait le tour des Etats-Unis dans les années quatre-vingt-dix, accompagnés d'autres dessinateurs de fantasy. Il est venu me rendre visite, un jour, et on est allé voir la Grotte du Vieil Homme, un site géologique qui se trouve au sud de l'Ohio et qui a servi d'inspiration à Bone. Je lui ai alors montré des précipices, des chutes d'eau, des ponts naturels ainsi que certaines grottes que l'on peut voir dans Bone. Je lui ai aussi parlé de l'histoire de Grand-mère Ben, qui se déroule durant l'adolescence de cette dernière tandis qu'elle vit dans cette Grotte du Vieil Homme. C'est cette histoire qui est à l'origine du conflit raconté dans Bone. Et là, Charles a aimé l'histoire et m'a demandé de la lui raconter dans les détails afin qu'il puisse la peindre ! C'est aussi simple que ça !
Peut-on espérer revoir les cousins Bone un jour ?
Jeff Smith : Il ne faut jamais dire jamais !
Bone a connu un succès aussi bien critique que public et a aussi remporté de nombreux Eisner Awards. Est-ce que ce succès t'a mis la pression quand tu t'es attelé à la série suivante, à savoir Rasl ?
Jeff Smith : En fait, ça a eu l'effet contraire. Je savais que Bone était mon grand coup de génie aet que je ne pourrai pas en reproduire le succès. J'ai laissé tomber l'idée de remettre ça avec Rasl, ce qui m'a permis de laisser la série trouver son rythme et déployer ses ailes en toute sérénité. Et je dois dire que j'ai été agréablement surpris par la réception qui a été faite à Rasl. J'aime aussi ce qu'en fait Delcourt. Thierry et Guy [NDR : Thierry Mornet est le responsable éditorial comics de Delcourt et Guy Delcourt est le présent des éditions du même nom] ont reformaté la série en trois volumes et je trouve que les cycles correspondants sont très forts. À la suite de ça, Vijaya et moi-même ressortons une version digitale de Rasl qui est, elle aussi, décomposée en trois volumes.
Rasl est très différent de Bone. Visuellement, ton style a évolué et le ton est aussi plus sérieux. Était-ce un pari ou bien pensais-tu que ce ton plus sérieux était requis ?
Jeff Smith : Je n'étais pas à mon aise, c'est sûr. Non seulement c'est très différent de Bone mais, en plus, il est très difficile de réussir un polar hard-boiled. Ça l'a été pour moi, en tous cas. On est limité par ce que le personnage principal sait. Mes modèles dans le genre sont Dashiell Hammett et Raymond Chandler. Par-dessus le marché, j'ai du apprendre la physique, la théorie des cordes, la théorie M ainsi que toutes les théories conspirationnistes gravitant autour du personnage de Nikola Tesla.
À l'origine, Bone et Rasl étaient publiés en noir et blanc. Ce n'est que plus tard que les deux séries ont été publiées dans des versions colorisées par Steve Hamaker. Est-ce que tu lui avais donné des consignes précises quant à son travail sur Bone et/ou sur Rasl ?
Jeff Smith : Ça a effectivement été le cas. Mais Steve lui-même avait déjà une palette extraordinaire des couleurs en sa possession. Aucun de nous n'avait colorisé de comics avant Bone et on s'est tous les deux assis à la même table pour travailler et apprendre à employer les couleurs pour magnifier les émotions et aussi diriger le regard du lecteur. Dès lors que Steve a eu fini de mettre au point sa palette étendue de couleurs sombres pour Rasl, on s'est efforcés de s'en servir pour ajouter de la profondeur au dessin et pour enrichir l'atmosphère de la série. . Steve n'a déterminé la palette adéquate que sur le tard et il a fini par coloriser près de 500 pages en trois mois. Incroyable !
En ce moment, tu travailles sur une série intitulée Tuki. Peux-tu nous en parler ?
Jeff Smith : Tuki raconte l'histoire du premier être humain à avoir quitté le continent africain, il y a deux millions d'années. Le contexte est celui d'une ère durant laquelle il existait plus d'une espèce d'hominidés. Or, seule l'une d'entre elles – nos ancêtres d'homo erectus – survivra. On peut actuellement lire Tuki gratuitement sur www.boneville.com. Le troisième chapitre débutera à la mi-janvier.
Si tu avais le pouvoir cosmique de visiter le crâne d'un artiste pour en comprendre son génie, qui irais-tu visiter ?
Jeff Smith : Mark Twain. Parce qu'il a tout fait ; il a vécu sur la frontière du far-west, il écrivait de la satire, de la comédie, de l'aventure mais, tout particulièrement, il est né alors que la comète de Halley passait dans le ciel et il est mort à son retour, 75 ans plus tard. Qui peux se vanter d'en avoir fait autant ?
Merci Jeff !
Remerciements à Kathleen Glosan et à Thierry Mornet pour l'organisation de cette interview et à Alain Delaplace pour la traduction.
Retrouvez également l'interview originale de Jeff Smith en cliquant ici !