Kieron Gillen fait partie de cette nouvelle vague de scénaristes apparus récemment dans les comics mainstream. Assez vite chargé de l'écriture de récits consacrés à des héros d'envergure comme les X-Men ou Iron Man, l'ancien journaliste britannique réalise dernièrement la série mettant en scène l'un des plus célèbres et charismatiques méchants jamais créés : Dark Vador. Invité d'honneur de Panini Comics pour l'édition 2016 du festival d'Angoulême, nous avons eu le plaisir de converser avec un auteur très bavard et qui est ravi de se retrouver là où il en est aujourd'hui.
interview Comics
Kieron Gillen
La traduction de cette interview a été réalisée par Alain Delaplace.
La première question est un classique (et la plus barbante pour les auteurs). Peux-tu te présenter et nous dire comment tu as débuté dans l'industrie des comics ?
Kieron Gillen : Je m'appelle Kieron Gillen et je suis auteur de comics. J'ai commencé à travailler dans cette industrie... Sur le tard. J'ai surtout lu des comics une fois adulte. Enfant, j'avais commencé à en lire puis j'ai arrêté avant de reprendre. Et là, au bout de six mois, j'ai commencé à en faire à petite échelle. J'en faisais des photocopies, ce genre de trucs. C'est à ce moment là que j'ai rencontré Jamie McKelvie et, ensemble, on a fini par pitcher un comics auprès d'Image, intitulé Phonogram. Ils nous ont dit oui et voilà, en gros, comment on a tous les deux débuté dans les comics. Phonogram a reçu un bon accueil critique et a attiré suffisamment d'attention pour que, indirectement, on commence à nous proposer des projets auprès d'autres éditeurs. Plus exactement, Warren Ellis m'a demandé de prendre en charge un spin-off de sa série NewUniversal pour Marvel. Ce que j'ai fait, ce qui a amené encore d'autres gens à me proposer plus de travail. Phonogram est un drôle de bouquin, à part, et tout ce que ça prouve, c'est que tu peux écrire un bouquin comme Phonogram. Mais dès lors que j'ai pu faire NewUniversal, les gens se sont dit « Oh, il peut aussi écrire des histoires de super-héros ! » ce qui a appelé d'autres projets. Je vois l'ensemble du processus comme un jeu de casino. Les projets étaient de plus en plus conséquents et, vu que je n'en n'ai foiré aucun, à la fin, on m'a filé un prix. Ce que je trouve sympa !
Tu as d'ores et déjà répondu à plusieurs de mes questions ! [rires]. Comme tu le disais, c'est pour Phonogram que tu as collaboré pour la première fois avec Jamie McKelvie. Depuis, vous avez réalisé les suites de Phonogram, The Wicked+The Divine et Young Avengers. C'est une collaboration qui marche ! Qu'est-ce qui fait que cela fonctionne si bien entre vous ?
Kieron Gillen : Euuuh, il supporte mes conneries. C'est surtout ça. [rires] En fait, c'est surtout une question de patience. Bien que Phonogram fut notre premier titre édité aux USA, Jamie et moi-même avions déjà publié plusieurs comics éditoriaux en Grande-Bretagne, pour différents magazines. On avait alors peut-être quelque chose comme une cinquantaine de comics éditoriaux de ce genre – personne ne devrait avoir à les voir, ils sont nuls !– [rires] On bosse ensemble depuis 2003 donc ça fait à peu près 13 années de partenariat et un des meilleurs points de cette collaboration c'est, en quelque sorte, de devenir cartooniste par procuration. Aux USA, dans les comics mainstream, l'auteur et le dessinateur sont traditionnellement deux personnes distinctes. Mais le but, c'est de devenir, en réalité, une et une seule même personne, du moment qu'on travaille en équipe. Et il n'y a pas 36 façons d'y arriver : il faut juste persister, travailler ensemble et comprendre comment fonctionne l'autre et ce, jusqu'au point où on arrive ensemble à faire ce qu'on serait incapable de faire seul ou avec d'autres. Dans le genre, on peut citer Ed Brubaker et Sean Phillips. Quand on a travaillé assez longtemps ensemble, on peut réussir à faire ce qu'on n'arriverait pas à faire autrement. Jaimie et moi partageons de nombreux points de vue, pas tous, mais même lorsqu'ils sont différents, la confrontation amène du piment à l'ensemble. Donc voilà, c'est surtout de l'entraînement et du temps.
Comment es-tu arrivé chez Marvel ?
Kieron Gillen : Warren Ellis a sélectionné quelques auteurs qu'il trouvait cool au sein de la scène indé et il a dit à Marvel « Ok, vous pouvez faire un spin-off de NewUniversal mais c'est moi qui en choisis les auteurs.» Ça a donc été moi, Simon Spurrier et un autre auteur. Je leur ai donc donné NewUniversal : 1959 qui était une sorte d'histoire de super-héros à la James Ellroy se déroulant dans les années 50. J'ai écrit ce truc et disons que je ne l'ai pas foiré. Et là, tout le monde s'est dit « Hey, mais ce mec sait aussi écrire des histoires de super-héros ! » et ils ont bien aimé vu que j'ai commencé à recevoir des appels d'autres éditeurs et on m'a proposé de faire une histoire de Dazzler et Warren Simmons nous a demandé si on avait une idée pour une histoire pour Beta Ray Bill. Voilà comment j'ai mis le pied dans la porte. Et une fois que tu as mis ton pied dans la porte, tu peux laisser ton travail parler pour toi. T'es à l'heure ? T'as du charme ? Peut-être même qu'avec du bol tes histoires déchirent et que tu apportes des idées intéressantes. Et ça, c'est ce que j'ai toujours essayé de faire. Bon, cela dit, aussi, avant tout ça et alors qu'on faisait la promo de Phonogram, on nous posait toujours la même fichue question qu'on te pose quand tu fais un bouquin indé : « De quel super-héros aimerais-tu écrire les aventures ? ». Bon, moi je suis là «Écoute, je suis là pour parler de mon bouquin indé et j'ai pas envie de parler super-héros.» mais bon, t'as envie de rester poli et là, la blague, c'était de répondre « Dazzler ». Ça ratait jamais. On rigolais puis on passait à autre chose. Mais le problème c'est qu'à force de répondre ça à chaque fois, j'ai fini par l'envisager sérieusement. Et j'ai eu l'idée d'une mini-série de quatre numéros et avec laquelle je plaisantais. Là-dessus, Matt Fraction me dit que Marvel cherche une histoire de Dazzler et me suggère de leur envoyer mon pitch. Et on l'a fait. Ils ne l'ont pas pris parce que c'était complètement con, entre autres, mais bon, c'était ma première vraie soumission à Marvel. Je crois que tu peux trouver le pitch sur le net. Si tu cherches « Dazzler : Big in Attilan » sur Google, tu le trouveras. Ça parle de Dazzler qui va jouer ses chansons sur la Lune – ouais, parce que je pensais que les Inhumains s'y trouvaient. C'est une histoire qui confronte la pop et le disco parce que, tu vois, ils sont sur la face cachée de la Lune [NDT « The Dark Side of The Moon », en v.o.], alors bon, Pink Floyd vs Disco... Enfin bon, je ne suis pas surpris qu'ils ne l'aient pas pris. Voilà, c'est ça mon histoire avec Marvel.
Marvel t'a souvent proposé de succéder à des auteurs renommés comme Warren Ellis (sur NewUniversal) ou J. Michael Straczynski – pardon pour la prononciation ?
Kieron Gillen : Personne ne le prononce correctement.
[rires] ou J. Michael Straczynski (sur Thor). Comment as-tu appréhendé la pression ?
Kieron Gillen : Ah ? Pfff. Tu sais, quand Jim est parti, il était sacrément en pétard, à l'époque et ça, tout le monde le savait. Il disait qu'il n'en n'avait pas envie et au même moment je lisais ce que disaient les gens sur internet. Tout le monde débattait au sujet de celui qui allait reprendre la série et je me disais « Oh, bon sang. Je n'aimerais pas être à la place de ce pauvre type. C'est vraiment pas le truc à reprendre.» Et, je crois que ça a été le lendemain même, j'ai reçu un coup de fil de Warren Simmons qui m'a demandé « Est-ce que ça te dirait de reprendre Thor ? ». Moi, je me suis dis qu'il blaguait « Euh, t'es sûr, là ? » [rires] Mais je n'ai pas dit oui de suite. J'ai réfléchi à la question « Est-ce que tu veux vraiment te lancer là-dedans ?» parce que je me disais que tout le monde allait me détester. Je n'étais pas J. Michael Straczynski, il avait laissé tomber, lui. Et c'était vraiment une mauvaise posture en soi. Mais Matt Fraction m'a dit « Est-ce que tu as une bonne histoire à raconter ?» et à ce moment là, la réponse a été évidente. J'ai fini par me dire « En fait, oui. J'en ai une et je pense pouvoir y arriver. J'ai bien étudié ce que J. Michael Straczynski a fait et je pense pouvoir boucler ça en trois numéros. ». Je me suis dit ça parce que je suis du genre très arrogant. [rires] Alors je l'ai fait et je m'en suis pris plein la tronche sur internet. Mais, bon, à la fin, le verdict a fini par être positif. Je devais faire cinq numéros et, pour des raisons diverses, ça a fini par en faire 13. Si on compte le numéro spécial New Mutants et Siege : Loki, ça a dû en faire à peu près 13 au lieu de 5. Et les ventes ont décroché. Enfin, bon, elles ont décroché comme prévu, pas plus. [rires] Mais j'ai fait la paix avec moi-même. Je me suis dit que l'opinion d'internet ne comptait pas. De toute manière, on va me détester donc, tant que ce que j'écris est bon, ça n'a pas d'importance. C'était plutôt libérateur, dans le genre « Je n'écris pas pour vous impressionner, j'écris en fonction de mes propres critères de qualité. » Et, à la fin, le fait que je ne m'en inquiète pas a fait que ça s'est bien passé.
Tu as réalisé un excellent run sur Uncanny X-Men mettant en scène Sinistre. Pourquoi avoir choisi ce personnage ?
Kieron Gillen : Ah, ah. Je me vois avec Nick Lowe dans un pub, à Londres, en train de discuter de ce que l'on souhaitait faire. On a juste dit « Ok, il nous faut un grand méchant, qui choisir ?» Et, de tous les vilains de l'univers « X-Men », Sinistre était le seul sur quoi rien n'avait été écrit depuis un moment |rires] « Et Apocalypse ? » «Non, on ne peut pas, Rick [Remender] s'en sert en ce moment. » et on a donc parcouru toute la liste. Enfin, pas toute la liste puisqu'au sujet de certains, on se disait tout de suite que non, ça ne le ferait pas. Et Sinistre a été le seul « gros » vilain à faire l'affaire. « Bon ben ce sera Sinistre, alors !» Par la suite, j'ai fait comme à mon habitude et j'ai potassé le sujet. Quelles sont les origines de Sinistre ? Quels sont ses points d'intérêt ? Qu'est ce qu'on peut dire à son sujet et qu'est ce qui le définit ? J'ai alors commencé à écrire un énorme pavé sur le thème de « Qui est Sinistre ? » et je l'ai envisagé comme le nouveau Darwin. J'ai voulu exploiter le caractère britannique du personnage – il est très british – et, surtout : quel était son objectif ? Sinistre est un vilain qui est dans le paysage depuis si longtemps sans pour autant avoir accompli quoi que ce soit... Son truc, c'est les plans ultra-compliqués et pourtant dénués de toute réelle motivation. [rires] Donc, ok, on arrête, je vais t'en donner une, de raison. Voilà ce qu'il voulait faire, voilà ce qu'il voulait obtenir et maintenant, il va partir sur autre chose. Tu vois, un truc assez direct laissant tout de fois assez de place à l'imagination pour pouvoir partir dans une toute autre direction. Il faut que l'on puisse continuer à raconter toutes les histoires qui ont été racontées auparavant sur le compte de Sinistre avec cette version-là mais aussi être capable de partir sur autre chose, maintenant. En ce qui me concerne, j'envisage le système de classes tel qu'il est conçu en Grande-Bretagne comme un super-vilain à part entière et ça a été ça, l'idée centrale du récit.
La fin est d'ailleurs assez géniale puisque pour une fois, c'est le méchant qui l'emporte ! D'ailleurs, le vois-tu réellement comme un méchant ?
Kieron Gillen : Oh oui. Enfin, je ne crois pas l'avoir fait dire au personnage à aucun moment parce qu'UNIT s'en sort aussi mais tant qu'il y aura de la lutte avec les héros, ça veut dire que les méchants l'emportent. Voilà le sous-texte de mon run : tant que vous, les gentils, combattez, voilà ce qui va arriver. Sinistre y a laissé pas mal de plumes mais il s'en est sorti ! [rires] Et ça, de son propre chef, ce que j'ai trouvé plutôt élégant. Je suis fan des mecs qui te font « Ta-daaaa ! ». Au début de mon run sur X- Men, je ne savais pas pour combien de temps j'allais travailler sur la série. On savait qu'il y allait avoir du changement du fait de AvX mais on ne savait pas quand. Je savais donc que je ne serai peut-être plus là après AvX mais j'avais quand même des choses en tête pour après. J'ai donc laissé pas mal de choses ouvertes. Et quand AvX a commencé, on a alors su qu'on allait partir sur une autre série et je me suis mis à fond sur l'aboutissement à une conclusion. Il y a plein de choses que j'avais prévues pour ma troisième année sur la série que j'ai injectées dans AvX : il y avait les cités de Sinistre et aussi, donc, quelqu'un pouvant servir de punching-ball aux Phoenix Five [rires]. Mais, oui, il a gagné. Enfin, je dirais plutôt qu'il a fait match nul. UNIT a gagné dans le sens où il s'en est sorti sans que personne ne sache ce qu'il avait fait.
Tu t'es retrouvé aux commandes de la série Iron Man. Dans cette série, tu as énormément bousculé les certitudes autour du passé de Tony Stark. Quel était ton objectif au départ ?
Kieron Gillen : L'idée vient à l'origine d'un truc bizarre que je ne vais pas détailler ici. Comme je l'ai dit avant, j'aime apporter quelque chose à la table et quand l'idée nous est venue... L'idée de départ était d'envoyer Tony dans l'espace. Mais, en même temps, on voulait faire quelque chose de spécial pour le cinquantenaire du personnage. Mais moi j'étais là « Il est dans l'espace ! Je peux rien faire sur ses origines s'il est dans l'espace !» alors je me suis dit que peut-être bien que les aliens avaient fait joujou avec Tony de par le passé. Pour moi, c'était quelque chose de purement sarcastique. On m'a dit « Non, non, non, tu ne peux pas faire ça, ça ficherait le personnage en l'air ! Tout le concept de Tony repose sur le fait qu'il soit un self-made man. » Mais dans le genre fausse piste, c'est plutôt intéressant. Et si c'est une fausse piste, alors quelle est la vérité ? Eh bien, la vérité est que Tony a un frère, prénommé Arno. La suite est venue toute seule et, pour moi, ça se devait d'apporter quelque chose à la série. Comme je l'ait dit auparavant, ce qu'on veut, c'est que tout ce qui a été déjà écrit au sujet du personnage tienne encore la route. Tony Stark a toujours le même lien avec son père. Tout ça est encore vrai. Et s'il n'est pas du même sang, ça ne change rien : on peut toujours écrire les mêmes histoires ayant déjà été écrites sur Tony Stark et, en plus, on peut en raconter de nouvelles. Et ça, c'est ce que fait Brian [Bendis] en ce moment. En aucun cas je n'allais évoquer le sujet des vrais parents de Tony Stark. J'ai souhaité laisser ça ouvert. Tout ce qui m'intéressait, c'est de laisser Tony le gérer et, au final, de laisser un récit de grande ampleur pour la fin. C'est ça que Brian est en train de faire. C'était mon objectif. Je trouvais ça intéressant. Je trouvais que ça apportait quelque chose. Je me suis dit que ça pousserait les gens à s'écrier « What the fuck ?» mais, oui , c'était tout ça, à la base.
As-tu été au bout de tes idées ? As-tu des regrets sur certains points ?
Kieron Gillen : De tous mes runs chez Marvel, c'est celui pour lequel j'ai le plus de regrets. Je ne pense pas qu'il soit aussi bon que je le souhaitais et ce, pour plein de raisons. Je me dis que personne d'autre n'aurait fait mieux, cela dit. Il y a eu de nombreuses complications. Cela étant dit... J'avais des choses qui pouvaient aller jusqu'à Marvel Now!. Je pouvais aller jusqu'à Secret Wars, en fait. J'avais 10 ou 15 numéros en tête, peut-être un peu moins. Jusqu'à Superior Iron Man, en tous cas, ce que je comptais faire par la suite. Mon histoire reposait sur l'idée suivante : « Vous pensiez qu'Arno filait un mauvais coton ? Non, non. Tony file un mauvais coton !»
Pourquoi ne pas avoir poursuivi en faisant Superior Iron Man?
Kieron Gillen : C'est Tom Taylor qui l'a fait, finalement. Et Tom et génial, c'est un super auteur. Mais, moi, en gros, ça a été la faute de Dark Vador. On m'a demandé de faire Dark Vador en plus du reste et je ne pouvais tout simplement pas. C'en est donc venu à choisir entre faire Dark Vador et finir ce que j'avais en tête pour Iron Man.
Aucune hésitation ?
Kieron Gillen : J'y ai réfléchi et je me suis dit que, quoi qu'il arrive, mon run sur Iron Man n'était pas à la hauteur de ce que j'espérais. Et qu'il ne le serait pas. Jamais. Je me suis donc dit que le moment était venu de changer de monture et de faire autre chose. Coup de chance, Dark Vador se porte très, très bien et je pense donc avoir pris la bonne décision. Mais la plus grande frustration que connait un hauteur est de ne pas pouvoir raconter toutes les histoires qu'il a en lui. Il n'y a pas assez d'heures dans une journée pour ça. Et mon run sur Iron Man a duré quelque chose comme 30 ou 31 numéros, en tout. Si tu inclus les numéros spéciaux et le reste, ouais, c'est aussi long que mon run sur Uncanny X-Men ou sur Journey to Mystery. Ça a été un bon run et je suis content qu'il ait existé. [rires]
À cette époque, tu as aussi imaginé la suite des Origines de Wolverine avec Adam Kubert. L'exercice était vraiment casse-gueule. Comment as-tu évité les redites ?
Kieron Gillen : Au départ, on avait autre chose en tête, pour Origins et puis on a eu cette idée. Ça partait sur Wolverine combattant un ours. Et on était parti pour avoir un arc en un seul numéro : Wolverine affrontant un ours en silence. Mais là, on s'est rendu compte que ce qui comptait vraiment, à cette époque, c'était Dents-de-Sabre. à ce point-là de la ligne temporelle, soit autour de 1909, à peu près au moment où il tue Silverfox, la question est la suivante : « Pourquoi est-ce que Dents-de-Sabre hait Wolverine à ce point ? ». C'est la question du moment et si on va plus loin dans le temps – notre idée de départ se situait autour des années 40 et le ton était nettement plus léger. Mais voilà, si on fait l'un, on ne peut pas faire l'autre, on ne parle pas de Dents-de-Sabre. Alors voilà, faisons une histoire sur Dents-de-sabre. Pas tant ses origines que celles de sa haine pour Wolverine. Et il y a cette sorte de double retournement où, alors qu'on pensait que Creed était Dents-de-Sabre, on se rend compte que non : c'est son frère. Et Wolverine le tue. Dents-de-Sabre n'éprouve rien pour ce frère mais voilà : c'est son souffre-douleur et maintenant, il voit Logan comme un substitut qu'il va pouvoir martyriser à son tour. Voilà le fond de l'histoire. Et, en plus, on a réussi à faire en sorte que la fille n'y laisse pas sa peau ! Une première, pour une histoire de Wolverine et je n'en suis pas peu fier ! [rires]
Tu as aussi lancé Über. Comment as-tu eu l'idée de mettre en scène des super-héros nazis ?
Kieron Gillen : De très vilains supers ! Les origines d'Über remontent aux débuts de ma carrière. 2006, peut-être. Non, attends, je raconte des âneries, 2007-2008. Encore une fois, Warren Ellis m'avait recommandé auprès d'Avatar. Et Avatar avait dans ses cartons des concepts qu'ils souhaitaient développer. Ils m'ont alors dit « On aimerait faire une histoire de super-héros se déroulant pendant le deuxième guerre mondiale, dans le style Avatar. As-tu des idées ? » Moi, naturellement, il m'a fallu y réfléchir. À la base, je n'étais pas intéressé parce qu'il y a déjà tellement de comics qui se déroulent pendant la deuxième guerre mondiale. C'est quoi, Captain America, sinon une histoire de super-héros dans la deuxième guerre mondiale ? Mais j'ai creusé l'idée et je me suis dit « Il y a bien un truc que personne n'a encore fait et c'est de le faire le plus sérieusement du monde. » Attention, je ne dis pas ça de manière péjorative. Je me suis dit « Allez, on va développer tout ce qui est militaire, la recherche et le développement, la logistique, tous les trucs barbants.» Tu vois, étudier tout ce qui a trait à l'industrie de la Mort et mettre ça sous forme de schémas. Je suis retourné voir William [Christensen] avec ma bible de trente mille mots et je lui ai dit « Voilà, il y a toute la série là-dedans. Voilà sur quoi repose la technologie, il y a tout. Qu'en penses-tu ? » Je suis parti sur l'idée de faire un comics de super-héros dans la seconde guerre mondiale et de la prendre le plus au sérieux possible. C'est plus un comics de guerre qu'un comics de super-héros. La définition d'un comics de super-héros, c'est quand Spider-Man affronte Galactus et l'emporte. C'est normal, c'est un héros : il gagne. Mais, dans Über, Galactus gagne, toujours. C'est froid, mécanique, atroce. Il n'y pas moyen pour qu'un être humain ne se fasse pas broyer par un char. Voilà comment les choses marchent.
Le sujet est assez sulfureux et sort chez Avatar. As-tu proposé le projet à un autre éditeur ?
Kieron Gillen : Non, ça a toujours été pour Avatar. William voulait une histoire se déroulant pendant la deuxième Guerre Mondiale donc ça, c'est son idée. Mais c'est surtout moi dans Über !
Au fait: en chemin pour venir ici, notre chauffeur de taxi s'est montré super intéressé quand on a dit qu'on allait rencontrer le créateur d'Über. Là, il t'attend dehors avec une douzaine de ses amis. On dirait qu'il veulent que tu signes leur équipement sportif, des battes de baseball je crois.
Kieron Gillen : [rires] Le service Uber a été créé après la sortie de ma série. Ils ont foutu ma réputation en l'air et aujourd'hui, en plus, pas moyen de trouver des trucs sur la série avec Google.
Sur Dark Vador, as-tu eu des limitations imposées par Marvel ou Disney ?
Kieron Gillen : Lucasfilm a un conseil particulier dédié aux récits dont le travail est de veiller à la continuité. Ils font le tri dans l'univers étendu et ils s'efforcent de faire en sorte que tout se tienne. Et ils ont approuvé ce que je leur ai soumis donc tout est bien. Ce qu'ils essaient de faire, je pense, est de réussir à bâtir un grand récit à partir de l'ensemble des histoires. En même temps, moi, de mon côté, j'essaie de raconter une histoire située entre les épisodes IV et V. Je veux réussir à raconter la pièce manquante. Je ne veux pas raconter comment Dark Vador en est venu à jouer du banjo. La base de mon récit est la suivante : Dark Vador est le seul survivant de l'Étoile de la Mort. Il est donc plutôt au 36e dessous, à ce moment-là. Pourtant, quand on le retrouve, dans L'Empire Contre-Attaque, il est aux commandes d'un destroyer encore plus grand, il a tous les jouets les plus cool et il est plus puissant qu'il ne l'a jamais été. Dans l'épisode IV, il étouffe un gus à l'aide de la force mais il ne le tue pas. Dans l'épisode V, il va carrément au bout. Il est nettement plus puissant et plus actif. qu'avant. Donc qu'est ce qui s'est passé entre les deux films ? En plus, Vador a hérité d'un fils. On lui donne ça quelque part entre les deux. Tu vois ce que je veux dire ? C'est ça, l'histoire que j'allais pitcher, quoi qu'il arrive. Donc, oui, il y a des choses auxquelles Lucasfilm a dit non mais, en même temps, si je pitche des choses qui vont un petit peu loin, je ne propose pas non plus des trucs complètement ridicules. Voilà, c'est ça, mon boulot, c'est d'écrire le chapitre manquant à l'histoire. J'adore Star Wars comme tout à chacun et je veux retrouver ce sentiment avec le comics. Quand je me suis assis avec Jason Aaron pour discuter de ce que l'on allait faire, on s'est mis d'accord sur le fait que notre objectif était « Faire de ces comics des Star Wars à part entière. » Les bouquins de Dark Horse étaient super de bien des façons mais ils étaient avant tout des comics : ils se basaient sur des techniques propres aux comics comme des légendes pour la narration. Tu ne verras pas des légendes te montrant ce que pense Vador dans mes comics. On utilise plein de choses comme par exemple l'espace – je veux dire par là l'espace au sein d'une planche de dessin. L'idée étant « Comment parvenir à communiquer l'effet qui faisait de ces films des Star Wars ? »
Avais-tu des objectifs secrets, sur Dark Vador, des choses que tu voulais faire passer ?
Kieron Gillen : [rires] Si je te le disais, ce ne serait plus un secret. Si je réussis mon coup, je te le dirais !
Ok, donc peut-êêêêêtre ?
Kieron Gillen : Non. Enfin, bon, on a toujours une idée en tête. On se dit « C'est une bonne idée mais ça ne passera jamais. » Mais, bon : dans l'épisode que je suis en train de finir et qui prend place juste après « Vader Down », il y a cette idée que j'ai eue il y a longtemps de ça et qui consiste à raconter pourquoi Triple-Zéro veut tuer tout le monde. Je n'étais pas sûr d'arriver à la placer mais je crois que j'y suis arrivé. C'est sacrément tordu. [rires]
En fait, tu préfères écrire sur les méchants : Dark Vador, les nazis d'Über, Sinistre...
Kieron Gillen : [rires] Oui, j'ai remarqué, moi aussi. Les pires des pires !
C'est une de tes passions que d'écrire sur super-vilains ?
Kieron Gillen : Peut-être. Je veux dire, je trouve ça fascinant. Même dans mes histoires de Wicked + The Divine ! On parle de personnages sacrément tordus. Une des mes obsessions tient au fait que, quand bien même nous ayons tous une définition claire de ce qu'est le bien – être gentil avec autrui et tout – et que l'on a donc tous les moyens d'être tous heureux, des êtres maléfiques continuent d'exister. Pourquoi ? Si on sait tout ce qu'il y a à savoir sur le bien, pourquoi y a-t-il encore des gens mauvais ? Je trouve ça fascinant et ça vient peut-être du fait que j'ai reçu une éducation catholique. Je me définis à l'opposé. C'est le concept du « Ce que tu crains, tu pourras le retrouver chez autrui » et je pense que c'est ce qu'il y a de pire en moi. Je suis définitivement de gauche, du genre toujours révolté mais c'est quelque chose en quoi les nazis mêmes croyaient au début et pour des raisons qui leur étaient propres. Je lis pas mal de trucs sur Goebbels – et Goebbels était un putain de monstre –, les biographies qui ont été faites à son sujet, par exemple. Et, tu vois, ce mec qui traîne dans les bars, genre la vingtaine, qui travaille au manuscrit de son roman – on en connais tous. Ce mec, c'est potentiellement Goebbels. Tu ajoutes de l'antisémitisme violent à n'importe lequel de tes potes qui travaille à son manuscrit et tu auras probablement Goebbels. C'est le même type d'ego. Je reconnais bien le genre de type, c'est horrible, tout ce qu'il a fait. Être fondamentalement bon, c'est facile, mentalement mais apparemment c'est physiquement difficile. Mais, être mauvais, c'est mentalement difficile mais physiquement très simple. C'est le genre d'opposition qui me parle. Et puis, je porte du noir, alors...
Si je te donnais le pouvoir cosmique de visiter le crâne d'une personne célèbre pour comprendre son génie ou pour voir simplement comment son esprit fonctionne, qui irais-tu visiter ?
Kieron Gillen : Eh bien, c'est plutôt sérieux comme question ! Quand j'étais encore journaliste, je demandais aux gens « Et si les dragons existaient pour de vrai, en mangerais-tu ? » Mais ta question est meilleure que la mienne. Je dirais bien Shakespeare dans la mesure où je sors juste d'une période passée à lire avec avidité du Shakespeare et, en tant qu'homme lettré britannique, ça me semble une évidence. Mais, en fait, je ne suis pas sûr. Je connais Alan Moore donc je ne peux pas te donner son nom. Si je veux savoir ce qu'il y a dans sa tête, je n'ai qu'à lui passer un coup de fil. [rires] J'aimerais bien savoir comment il arrive à faire ce qu'il fait, cela dit.
Warren Ellis ?
Kieron Gillen : Warren ne répond jamais au téléphone.
[rires]
Kieron Gillen : Dostoïevski. Tu sais, le grand Dostoïevski, un des plus grands auteurs russes. Je me souviens, quand j'ai lu Crime et Châtiment pour la première fois. Un critique avait alors dit à son sujet « Ce livre n'est pas une célébration mais une complainte. » Beaucoup de gens ont trouvé ce livre choquant mais ce critique leur a répondu que « Non, non, vous n'avez rien compris. C'est une complainte. Il faut comprendre que les gens sont effectivement comme tels aujourd'hui et que c'est quelque chose d'horrible. » Les gens n'avaient pas compris Dostoïevski et j'ai souvent le sentiment d'être moi-même incompris. Je ne dis pas que ce que j'écris est une complainte et, à vrai dire, Dostoïevski a probablement écrit les personnages les plus horribles qui aient jamais étés. Mais, oui, j'aimerais bien pouvoir discuter avec le maître en la matière.
Merci, Kieron !
Remerciements spéciaux à Sophie Cony pour l'organisation de cette rencontre.