interview Comics

Lee Bermejo

©Urban Comics édition 2016

En l'espace de quelques années, Lee Bermejo est passé de dessinateur à auteur complet. Avec Batman Noel et maintenant Suiciders, l'artiste prouve qu'il est parfaitement à l'aise dans un domaine comme dans l'autre. Créant un univers futuriste impitoyable avec sa dernière série, il va même supervisé les autres opus qui seront dessinés par d'autres artistes, dont l'excellent Alessandro Vitti. L'envie d'en apprendre plus sur le nouveau rang de Lee Bermejo se faisant sentir, nous sommes partis à sa rencontre lors de l'édition 2016 de la Paris Comics Expo.

Réalisée en lien avec l'album Suiciders T1
Lieu de l'interview : Paris Comics Expo

interview menée
par
17 septembre 2016

Bonjour, Lee. Pourrais-tu, s'il te plait, te présenter à nos lecteurs ?
Lee Bermejo : Je m'appelle Lee Bermejo et cela fait maintenant à peu près quinze ans que je dessine des comics, principalement pour DC Comics. J'ai illustré des graphic novels comme Joker, Luthor, Before Watchmen : Rorschach. Plus récemment, j'ai travaillé sur une série creator-owned, pour Vertigo, intitulé Suiciders. En ce moment, je travaille sur We are Robin, pour DC.

Lee Bermejo Tu as travaillé sur Batman: Noël, qu'on a adoré. Que penses-tu aujourd'hui de ce titre que tu as illustré mais aussi écrit ?
Lee Bermejo : C'était un peu expérimental, pour moi. Je voulais travailler sur un titre que j'aurais écrit mais je voulais aussi me baser sur une structure qui me paraîtrait sûre. Cela m'a donc facilité les choses de me baser sur le Un Chant de Noël de Dickens: les contours de l'histoire me paraissaient clairs et je connaissais la structure de l'ensemble, il ne me restait qu'à adapter. C'était donc comme de faire du trapèze mais avec un filet. Quant à ce que j'en pense maintenant... C'est plutôt difficile à dire parce qu'en général il me faut un long moment avant de pouvoir observer quelque chose que j'ai fait et me prononcer de manière objective. Mais la genèse de ce comics en soi a été si longue que, lorsque je le relis aujourd'hui, je prête surtout attention aux couleurs – que je n'ai pas réalisées –. Je vois ces couleurs et je dis toujours que c'est ce qu'il y a de mieux dans ce comics. [rires] J'adore les couleurs de ce comics, elles collent à l'histoire en lui conférant l'aspect d'un conte de fées. Voilà ce qui me semble être le point fort. Maintenant, si je devais le refaire, est-ce que je changerai beaucoup de choses ? Absolument, oui. Mais il est ce qu'il est, je ne peux pas dire ça mieux que ça.

Tu fais partie des artistes qui ont œuvré sur Before Watchmen. Que penses-tu du résultat final ?
Lee Bermejo : Je ne les ai pas tous lus. Non pas que ça ne m'intéresse pas, c'est juste que ça se passe comme ça, quand on travaille : on a tendance à rattraper ses lectures en retard bien des années après leur première publication. Mais, pour l'ensemble, je dirais qu'on voit que ça a été fait avec beaucoup d'amour et d'attachement aux personnages. Quand je vois ce que Darwyn [Cooke] a fait... En me basant sur mon expérience personnelle, je dirais qu'on s'est efforcés de rédiger une déclaration d'amour à ces personnages. C'est un peu comme Titanic, on sait comment ça va se finir – le bateau va couler à la fin – et tu vas essayer de voir ce que tu peux faire en restant dans les limites que t'imposent cette histoire, sans trop changer de détails. J'y vois donc un grand nombre de personnes qui adorent le matériau d'origine et qui ont essayé de faire quelque chose qui, à leur façon, était comme un énorme bisou baveux à l’œuvre originale. Je suis très fier d'en avoir fait partie. J'ai bien conscience que c'était très controversé, au moment de sa sortie, mais Watchmen est resté un de mes comics préférés de toujours et ça a été un plaisir que de pouvoir dessiner au sein de cet univers. Le nerd en moi était si heureux de pouvoir illustrer ce personnage !

Lee Bermejo Te sentais-tu sous pression ?
Lee Bermejo : Oui mais il m'a fallu l'ignorer car je savais que ce n'était pas une compétition. On ne peut pas, là, se lancer en se disant « Comment est-ce que je peux faire mieux que l'original ?», non : tu essaies de faire quelque chose qui t'est personnel et je penses que l'approche de Brian [Azzarello] – pour le pire ou pour le meilleur – a été de se dire qu'il allait réaliser ça comme un film Grindhouse avec Rorschach, quelque chose se déroulant dans les années 70 et comportant les caractéristiques d'un film d'exploitation. Et c'est ce qu'on a fait ! Il y a des trucs ridicules, quand même. Je veux dire, il y a un tigre, bon sang ! Un méchant qui porte des chaussures plate-formes et qui danse... Oui, il y a des côtés ridicules mais je pense sincèrement que, finalement, quand je contemple ce qu'on a fait, ça me rappelle toute l'affection que je porte à la série même, dans son intégralité.

A-t-il été difficile de revenir sur les différents designs de Dave Gibbons, dans le cadre de tes recherches ?
Lee Bermejo : Non, c'était un plaisir, bien au contraire. Je suis le genre d'artistes qui aiment bien changer les choses, j'aime par exemple adapter les costumes pour qu'ils collent plus à ma vision personnelle et sur Rorschach, pour la première fois, je n'ai rien voulu changer. Je voulais que tout soit comme l'avait dessiné Dave Gibbons, mais dans mon style. Je ne souhaitais vraiment pas dévier de ce qu'il avait fait. Donc, non, ça n'a pas du tout été difficile, c'était très naturel car le personnage est en vérité parfait tel qu'il a été conçu à l'origine.

La semaine prochaine, le public français découvrira Suiciders, peux-tu nous dire quelques mots sur cette série ?
Lee Bermejo : Oui ! Suiciders est ce que je qualifierais de titre post-catastrophique. C'est dans le genre Noir, à L.A. et on est dans la lignée de James Ellroy, The Big Sweep, de nombreux symboles liés au genre et le tout emballé dans ce qui ressemble à un film post-apocalyptique des années 80. On parle là de films comme Escape from New-York ou Mad Max, ce genre d'inspirations. L'histoire elle-même est très sommaire, à mes yeux, et ça parle essentiellement de deux personnages. Un athlète qui au sommet de son art et dont la vie va peu à peu s'effondrer et, de l'autre côté, un immigré qui débarque dans cette Los Angeles précédemment dévastée par un tremblement de terre. L'immigré arrive ici dans l'espoir de trouver une vie meilleure, de rencontrer le succès. L'un des personnages est donc en pleine chute et l'autre en pleine ascension. C'est donc surtout une étude de ces deux personnages, de ces deux hommes.

Lee Bermejo En lisant Suiciders , j'ai pensé à des films comme Death Race, par certains aspects. Quelles ont été tes influences quand tu as commencé à concevoir cet univers ?
Lee Bermejo : En ce qui concerne la ville de Los Angeles même, j'ai grandi dans le sud de la Californie et, donc, autour de Los Angeles et j'ai voulu dessiner une ville qui me paraisse donc authentique. Pour les autres influences, je suis un grand fan de Mad Max, donc j'aime bien cette type d'ambiances post-apocalyptiques. Je suis aussi un grand fan de polars californiens, donc j'ai souhaité que Suiciders ait un peu de l'ambiance de films comme Heat ou, plus récemment Sicario. Le cinéma a généralement une très grande influence sur ce que je fais.

Suiciders est le deuxième titre que tu as à la fois écrit et illustré toi-même, donc. Comment penses-tu avoir évolué, par rapport à Batman : Noël ?
Lee Bermejo : Comme je l'ai dit, avec Batman : Noël, c'était comme de faire du trapèze avec un filet en-dessous. Avec Suiciders, on a retiré le filet. C'est un peu plus précaire : si tu te rates, tu sais que la chute va être rude. Le truc, c'est qu'avec Batman, tu as déjà un ensemble de règles pré-établies. Tu sais que tu ne peux pas te permettre certaines choses. Mais, quand tu fais quelque chose d'original comme Suiciders, tu peux faire ce que tu veux. Tu établis tes propres règles, les limites de ton histoire. J'ai donc planifié l'ensemble avec une grande précision. L'intrigue est précisément établie, je sais où je vais et je sais comment y aller. J'essaie quand même de me laisser un peu de marge, pour m'amuser et expérimenter un peu. Si tu lis la conclusion de l'histoire, si je n'arrive pas à t'emmener là, j'ai échoué. Et les 6 pages qui la précédent sont fondamentales. À partir de là, je savais qu'il me fallait mettre en place certains éléments afin que le lecteur y arrive. Suiciders a été ma plus grande expérience d'apprentissage et ça a aussi nécessité des graphismes nettement plus spécifiques que tout ce que j'ai pu faire avant. Dans le deuxième numéro de Suiciders, il y a des éléments importants à l'égard du sixième. D'un point de vue organisationnel, c'était très difficile, très complexe.

Il y aura un deuxième volume de Suiciders mais tu ne le dessineras pas, c'est Alessandro Vitti qui s'en chargera. Tu vas donc élargir cet univers. As-tu des idées pour de futures séries autour de cette saga ?
Lee Bermejo : Oui ! En fait, l'histoire que je souhaite raconter – et j'espère y parvenir – devrait faire 18 numéros au total. Il y a trois mini-séries. La première, Suiciders, se déroule trente ans après le séisme. La seconde, quinze ans après, et la troisième concerne le séisme-même. L'ensemble est conçu pour fonctionner à la manière de Sin City ou de True Detective dans le sens où chaque mini-série doit être caractérisée. C'est pour ça que je veux avoir un artiste différent sur chacune d'entre elles. L'ensemble constitue Suiciders mais en des parties distinctes. C'est comme sur une série tv où chaque saison est confiée à un showrunner différent.

Lee Bermejo Et d'où vient cette volonté de distinguer ces trois parties ?
Lee Bermejo : Quand j'ai pitché la série à Vertigo, j'avais déjà en tête de réaliser la série en 18 numéros. Mais il m'a fallu deux ans et demi pour illustrer la première mini-série et, soyons sérieux, on ne peut pas demander aux lecteurs d'attendre aussi longtemps pour les autres. L'intérêt retombe. Donc, l'idée est venue de traiter Suiciders comme un série tv. L'an dernier, les 6 numéros de la première mini-série sont sortis aux États-Unis et les premiers numéro de la deuxième viennent tout juste d'y paraître. C'est 6 numéros, six mois d'attente, six numéros, etc. Et il était aussi important pour moi que la seconde série ait un aspect radicalement différent de celui de la première et idem avec la troisième. Chaque mini-série tient debout individuellement mais toutes font partie d'un ensemble. Il n'est pas nécessaire d'avoir lu la première série pour comprendre la seconde, idem avec la troisième. Les lecteurs, s'ils le souhaitent, peuvent se contenter de lire la mini-série de leur choix. Mais ceux qui en veulent plus, ils peuvent lire l'ensemble.

Comment choisis-tu les artistes ? Comment cela s'est-il passé pour Alessandro ?
Lee Bermejo : J'ai vu ce qu'il faisait et j'ai tout de suite su qu'il serait parfait pour le job. Et je crois qu'il fait ce qu'il a fait de mieux de toute sa carrière sur Suiciders. J'adore ce qu'il fait. Il a le style adéquat et il est capable de créer de toutes pièces un univers crédible. Et ses personnages sont très expressifs. On retrouve dans ce qu'il fait des éléments, des choses que moi j'essaie de faire dans mon travail. Il a les mêmes talents que moi, je pense, mais dans un style différent. Il était donc celui qu'il fallait pour cette tâche.

Peux-tu déjà nous dire qui sera à l’œuvre sur la troisième mini-série ?
Lee Bermejo : Non, je ne peux pas, pas encore. Je dois attendre l'annonce officielle de DC et de Vertigo.

We are Robin et Suiciders sont tes premiers travaux en tant qu'auteur seul, en quoi est-ce différent d'écrire pour un autre artiste que soi ?
Lee Bermejo : C'est la même chose car j'écris toujours un script complet et détaillé, que ce soit pour un autre ou pour moi. J'écris de la même manière. C'est néanmoins intéressant dans le sens où, quand j'écris pour moi, je peux visualiser le résultat final qui est toujours très proche de mon idée de départ. Avec Alessandro ou avec Rob Haynes, qui travaille sur We are Robin, par contre... Rob raconte ses histoires d'une manière si différente de la mienne : il y injecte comme une sorte d'énergie juvénile qu'il parachève avec son propre style. Si j'avais illustré We are Robin, ça aurait été quelque chose de complètement différent. Ça aurait eu l'air beaucoup plus sérieux. Je n'étais pas l'artiste approprié pour ce titre. Et c'est aussi un des points positifs : en tant que narrateur, j'ai tellement d'idées que je ne peux pas toutes les mettre en images. Il y en a que je n'arrive même pas à visualiser. C'est donc très intéressant de pouvoir observer ce qu'en font d'autres types, de voir comment ils interprètent tes histoires.

Lee Bermejo Suiciders est publié par Vertigo, aux États-Unis. N'étais-tu pas tenté d'emmener la série chez Image ?
Lee Bermejo : Non, pas du tout. Je suis allé chez Vertigo pour une raison précise. Mon éditeur, Will Dennis. J'ai travaillé avec lui sur Hellblazer, Lex Luthor, Joker, Watchmen... J'ai travaillé avec lui pendant quasiment toute ma carrière. Et, pendant des années, je lui ai parlé de Suiciders. Si j'avais été voir ailleurs, ça aurait été bizarre parce que ça faisait des années que je lui en parlais. Il a suivi l'intégralité de la genèse de ce titre. En plus, j'aime travailler avec lui. Il se trouve qu'il était à Vertigo. Et je m'en fichais, le plus important, ce n'était pas la compagnie, ce n'étaient pas les droits, c'était les gens avec qui j'allais travailler. Ce projet m'a pris tellement de temps ! Deux ans et demi de ma vie consacrés à ça ! J'étais incapable de le faire avec quelqu'un que je n'appréciais pas. J'avais besoin de quelqu'un connaissant la manière dont je conçois les choses et Will sait exactement comment je fonctionne et ce que j'aime. Et il est aussi doué pour toujours me pousser à raconter une histoire. Je n'avais donc pas vraiment le choix. Je crois que j'ai pitché Suiciders à deux autres endroits : Legendary Comics et Dark Horse. Mais j'ai fini par aller chez Vertigo à cause de Will.

As-tu d'autres projets ?
Lee Bermejo : Je dessine un nouveau projet, en ce moment, mais je ne peux rien dire pour le moment. On est obligé d'attendre que tout soit en place pour pouvoir l'annoncer. Tout ce que je peux dire c'est que c'est avec Brian Azzarello.

Si tu avais la possibilité de visiter le crâne d'une personne célèbre, passée ou présente, afin de comprendre son art, ses techniques ou simplement sa vision du monde, qui choisirais-tu et pourquoi ?
Lee Bermejo : Wow. Bonne question. Peut-être James Ellroy. J'adore ses romans. J'aimerais savoir ce qui fait que quelqu'un est comme lui. J'aime les gens qui ont une vision en tunnel, tu vois ? Il sont particulièrement doués pour se focaliser sur une et une seule chose et ils la font très bien. Je trouve ça très intéressant et j'aimerais voir comment ça se passe dans sa tête. Peut-être Caravage, aussi, artistiquement.

Merci Lee !

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