Dans le monde des comics, il y a des artistes qui ne recherchent pas une productivité acharnée mais un travail peaufinée et de qualité. Lee Bermejo est de ceux-là. Assez rare, le dessinateur enchaîne à chaque fois les blockbusters, du grandiose Joker avec Brian Azzarello, le Batman Noel en solo ou encore l'histoire de Rorschach dans Before Watchmen. A chaque fois le talent de Bermejo inonde nos pupilles dilatées devant tant de beauté. Alors qu'il se prépare à un nouveau projet chez Vertigo, l'artiste est passé du côté de la Paris Comics expo pour revenir sur son actualité récente.
interview Comics
Lee Bermejo
Bonjour Lee. Peux-tu te présenter et nous dire comment tu es entré dans le monde des comics ?
Lee Bermejo : Je travaille depuis à peu près 15 ans maintenant, ça fait un moment ! J’ai commencé au studio WildStorm de Jim Lee à San Diego. J’étais en fait dans un programme qu’ils avaient appelé « le programme d’introduction ». Ils intégraient des gamins, on avait tous 18 ou 19 ans, ou certains avaient peut-être un peu plus... On travaillait dans le studio, et on apprenait les ficelles du métier de dessinateur de comics. C’était fantastique. Après ça, WildStorm a été acheté par DC, en 1999 je crois, et c’est à peu près là que j’ai fait la transition et commencé à travailler pour DC comics.
Quelles sont tes influences ?
Lee Bermejo : Il y en a beaucoup et elles sont très variées. Je dirais qu’artistiquement, elles viennent des comics, principalement de Frank Miller, Kevin Nowlan, il y en a plein... Encore une fois, il y a tellement de gens qui m’ont influencé dans ce que je fais, c’est dur de tous les lister. Mais j’ai été aussi pas mal été influencé par les cinéastes et le travail sur les films. C’est quelque chose que je regarde peut-être plus que les comics. Il y a cela, et la peinture aussi, j’aime pas mal de peintres dans le domaine des beaux-arts... Je suis une sorte d’éponge à art, et je regarde pas mal de trucs, donc...
Et au milieu de tous ces modèles et de toutes ces influences, comment as-tu trouvé ton chemin vers ton propre style, et comment le décrirais-tu ?
Lee Bermejo : Je pense qu’on trouve son style naturellement. Au final, on arrête de copier et d’imiter les autres et on commence à essayer de créer son propre style, son propre regard. Pour moi, ça s’est vraiment passé presque sans que je ne m’en rende compte. A un certain moment, j’ai juste réalisé que j’étais à l’aise en dessinant d’une certaine manière. Quand on commence, au moins, ce sont les tendances esthétiques, ce qu’on cherche le plus à atteindre... Et mon style tend à être un peu plus sombre car, esthétiquement, c’est ce que j’aime. J’aime voir des genres de contrastes prononcés, des rendus réalistes, j’aime les choses avec un petit peu de gris, un peu de texture. C’est toujours quelque chose de très stylisé. J’aime le réalisme mais je ne suis pas intéressé par le photoréalisme. J’aime que les choses gardent des éléments des choix artistiques derrière, que ce ne soient pas juste des tentatives pour imiter la réalité. Je pense que toutes ces choses, quand je les mets ensemble, c’est en quelque sorte mon style, qui reste quelque chose en évolution permanente.
Peux-tu nous présenter ton album Joker ?
Lee Bermejo : C’est un album que Brian Azzarello et moi avons fait en 2008. Il a récemment été ajouté dans la série des « DC Comics Absolute Edition » (série d’ouvrages qui reprennent les meilleurs romans graphiques en version deluxe, NDR ). C’était une vraie tentative pour nous de donner une interprétation très réaliste de ce personnage. Nous avions fait un autre projet qui s’appelle Lex Luthor dans lequel on avait des liens avec les meilleurs films de Superman. Nous voulions faire la même chose avec Batman, et c’est de là que vient l’album Joker. Avec les années, l’album a vécu sa vie et c’est heureusement devenu un livre très connu. Mais au départ, c’est essentiellement ça : une tentative de prendre ce personnage et d’en faire quelque chose de différent, plus violent et plus noir que ce qu’on avait pu voir jusque-là.
Qu’as-tu retenu, appris, ou tout simplement aimé de ta collaboration avec Brian Azzarello ?
Lee Bermejo : Avec Brian, nous partageons la même sensibilité, nous partageons je pense une certaine idée de ces personnages. Ni lui ni moi n’aimons les interprétations mainstream des personnages, nous voulons mettre notre marque personnelle. Et donc pour cette seule raison je pense qu’on a tous les deux approché chaque personnage presque comme s’ils étaient nos propres créations. Donc on voulait leur donner des morceaux de nous-mêmes à chaque fois qu’on faisait quelque chose. Et on a la même sensibilité : Brian tend vers l’écriture d’un matériel plus noir et je tends à aller dans cette direction également. Donc dans ce sens, on travaille très bien ensemble.
Du coup, Brian Azzarello te demandait-il ton avis sur le scénario ?
Lee Bermejo : On parlait de l’histoire de temps en temps, mais ça fait simplement partie de la façon dont on travaille. J’aime ce que fait Brian et j’ai confiance en son travail, et on se donnait chacun beaucoup de liberté. On a confiance dans le travail de l’autre, donc je ne veux pas trop m’impliquer dans l’histoire en elle-même car c’est le truc de Brian, et en général j’aime le résultat de son travail. Et il a fait la même chose pour moi, il m’a laissé faire ce que je voulais au niveau graphique. Brian dit toujours ça, et je trouve que c’est très juste : « Si je veux contrôler la façon dont une histoire est dessinée, je n’ai qu’à la dessiner soi-même ». Et je trouve que c’est pareil pour le scénario. La joie de la collaboration c’est une sorte de confiance en ce que fait l’autre. Bref, j’ai tout simplement vraiment apprécié la collaboration avec Brian.
Tu as fait une histoire courte avec John Arcudi dans Wednesday comics. Que penses-tu du concept de Wednesday comics (NDR : hebdomadaire dans lequel chaque page est une histoire différente avec une fin en cliffhanger à suivre dans le numéro suivant) ?
Lee Bermejo : J’adore ce concept ! En fait j’ai tellement adoré ça que j’aimerais recommencer, sous une forme ou une autre. Je pense que c’est une forme de narration pure et brutale dans le sens où on n’a pas 22 ou 48 pages pour raconter son histoire, donc on doit aller à l’essentiel. On doit faire ce que les comics font le mieux : on doit condenser l’information et présenter cette dernière d’une façon intéressante pour que le lecteur veuille revenir pour en savoir plus. Je pense que c’est l’essence du comic ! Je pense qu’il y a une raison pour laquelle ceci était le format d’origine des comics dans les journaux. C’est l’intention créative dans notre média. Être capable de travailler de cette manière, je trouve que c’est la façon la plus pure de raconter une histoire. Si je pouvais le faire toute ma vie, je le ferais, je ne raconterais que des histoires complètes en une page, et je crois que ce serait pour moi une grand joie. Je pense beaucoup à un projet comme ça, qui sortirait chaque semaine, et ce serait comme Wednesday comics, juste une page à chaque fois, et je crois que ce serait pour moi une grande joie. C’est quelque chose de tellement plus immédiat... J’ai mis deux ans à dessiner Joker. C’est différent quand on voit la chose sortir juste après qu’on l’ait terminée. C’est ce qui s’est passé pour moi avec Wednesday Comics, je travaillais dessus pendant que ça sortait, John me donnait les scripts qu’il était encore en train de faire... Je crois qu’on n’en a fait que 4. C’était très intéressant de voir les réactions chaque semaine à ces strips. C’est une de mes expériences créatives préférées sur laquelle j’ai travaillé.
Après cela, tu as travaillé sur Batman Noel, qui est une revisite d’un compte de Charles Dickens. Comment as-tu approché ton travail sur ce titre ?
Lee Bermejo : C’était plus un exercice pour moi qu’autre chose, car je voulais écrire quelque chose sur Batman, et pour moi c’était donc plutôt un exercice d’écriture dans le sens où je voulais trouver un moyen de résoudre certains problèmes de scénarisation. D’avoir l’histoire de Dickens, c’était pratique car cela me donnait une structure qui était déjà établie. C’était mon premier projet d’écriture, et c’était donc bien d’avoir toute cette structure pour me soutenir.
Dans les premières planches de Batman Noel, il n’y a aucun dialogue. Voulais-tu initialement ne faire que ces planches ou faire une histoire complète sans aucun mot ? Le cas échéant, pourquoi as-tu changé tes plans ?
Lee Bermejo : Non, je savais que j’allais seulement faire cette partie ainsi. Mais au final, j’aimerais bien réaliser une histoire complète sans aucun dialogue. Je suis sûr que vous connaissez Prosopopus de Nicolas De Crécy, qui est un récit complétement muet et, indépendamment de ça, c’est un livre qui apporte vraiment quelque chose. C’est si éloigné de ce que je connais de la façon de raconter une histoire, car ça saute tous les obstacles, toutes les barrières des langues, et toutes les barrières culturelles. On peut ainsi raconter des histoires de manière très pure. Avec Batman Noel, je savais qu’on n’allait pas faire ça, mais j’aime l’idée que dans les comics, on a la possibilité de faire quelque chose dans ce genre qu’un autre médium ne pourrait pas faire. Dans les films, on peut le faire, mais c’est un peu plus dur de maintenir l’attention, alors que les comics sont plus courts donc on peut se permettre des passages muets. C’est difficile de garder les gens assis pendant 2h de film sans dialogue...
Du coup, est-ce que tu essayeras plus tard de réaliser une histoire complète sans dialogue ?
Lee Bermejo : Oui, j’adorerais vraiment faire ça. Ca serait un énorme challenge graphiquement et scénaristiquement parlant. Oui, c’est sûr que j’adorerais le faire...
Puisqu’on parle de Batman, as-tu vu les différents films, et lequel est ton préféré ?
Lee Bermejo : Je dirais que le premier de Tim Burton en 1989 est probablement mon favori. J’aime beaucoup The Dark Knight mais je ne supporte pas le costume, vraiment pas, ça me rend fou, cette espèce de look robotique. La voix aussi, complétement rocailleuse, je n’arrive toujours pas à aimer non plus. Il y a quelque chose avec ce premier film de 1989, un peu de tous les éléments que j’aime, je ne sais pas... Je suppose que j’aime un Batman légèrement plus traditionnel, mais j’aime beaucoup The Dark Knight quand même, le second, avec le Joker. J’aime beaucoup ce film car je trouve que l’histoire est vraiment excellente, et j’aime Double Face donc j’aime le fait qu’il soit dedans. En fait, j’aime tout sauf Batman lui-même. Mais je pense que le premier film m’a fait une grosse impression car il y a une telle vision, la façon dont la ville est représentée est tellement particulière... A ce moment-là, même avec le costume dans lequel il ne pouvait pas tourner sa tête, même avec tous ces trucs-là, j’aime quand même cette vision de Batman. Et le troisième Dark Knight, qu’est-ce que c’était déjà ? Ah oui, avec Bane... Celui-là, il m’est carrément sorti de la tête...
En France, ton actualité est la sortie de Before Watchmen. Pourquoi as-tu participé à ce concept et pourquoi as-tu choisis le personnage de Rorschach en particulier ?
Lee Bermejo : En fait, c’est parce que Brian Azzarello m’a approché pour que je le fasse avec lui, et il voulait faire Rorschach, donc le personnage était déjà déterminé avant que j’arrive. Mais j’étais très heureux et excité car je suis un gros fan de Watchmen et de ce personnage. Pour moi, c’était littéralement de l’amour pur que j’ai pour cette histoire et ses personnages, je pense que c’est l’un des plus grands comics jamais réalisés. D’avoir la chance de travailler sur l’un de mes personnages préférés, c’est quelque chose que je pensais impossible donc c’était un plaisir absolu.
Lis-tu des comics en ce moment, et lesquels ont ta préférence ?
Lee Bermejo : Je lis principalement des auteurs plus que des comics. Je viens de lire Battling Boy de Paul Pope, je viens juste de récupérer Hellboy - the midnight circus mais je ne l’ai pas encore lu... Je ne lis pas de comics réguliers, pas beaucoup, je choisis plutôt mes lectures en fonction des artistes. Par exemple, tout ce que fait Frank Miller, que ce soit bon ou mauvais, je le lis.
Peux-tu nous parler de tes projets à venir ?
Lee Bermejo : Oui, bien sûr. Je fais en ce moment un projet pour Vertigo qui s’appelle The suiciders que je scénarise et dessine. C’est une nouvelle idée, un nouveau concept. L’histoire prend place 30 ans après un énorme tremblement de terre qui a décimé Los Angeles. C’est une sorte de Los Angeles en guerre mixé avec une histoire post-apocalyptique. Ca devrait sortir vers la fin de l’année prochaine, je pense.
Si je te donnais le pouvoir de visiter l’esprit d’un autre artiste, de comics ou non, vivant ou mort, pour comprendre son esprit, ou peut-être lui voler des techniques, qui choisirais-tu et pourquoi ?
Lee Bermejo : C’est assez facile : Caravaggio (peintre baroque italien de la fin du XVIème siècle, de son vrai nom Michelangelo Merisi, dit Le Caravage, NDR). Je pense tout simplement qu’il transforme la peinture en art. Cela va au-delà du jeu de l’ombre et de la lumière dans ce qu’il fait, il s’agit de son interprétation des personnages. Je veux dire, un jour, il a utilisé une prostituée morte pour représenter la vierge Marie. C’était couillu, ce mec avait tout simplement des couilles ! J’adorerais savoir comment il était en tant que personne. Bien sûr, sa technique est incroyable, mais c’est plus à propos de son esprit, de ce qu’il pensait à l’époque, c’était si radical. Etait-ce juste de la simple perversion, était-ce une déclaration, un idéal ? Je ne sais pas… Et aussi, d’avoir promis des choses à cette prostituée qui voulait en fait se suicider... Il a eu une vie fascinante et une approche fascinante de l’art... J’adorerais lui emprunter un peu son cerveau.
Merci Lee !
Remerciements à Louise Rossignol pour son organisation et à Mickaël Géreaume pour toutes ses questions !
Retrouvez également notre première interview de Lee Bermejo en cliquant ici !