Elle est jeune, belge, écolo, talentueuse, fille d’éditeur de BD et copine d’auteur de BD… Si on analyse une branche d’ADN de Louise Joor, on y trouve donc assurément tous les gènes du 9ème art, avec des petits morceaux de phylactères dedans. Louise Joor vient de sortir sa première BD, Kanopé, un one shot d’aventures et d’anticipation qui fait sens. Et comme le souligne Philippe Buchet dans sa préface, c’est très logiquement une réussite : immersion immédiate, dynamisme narratif idéal, propos de fond intelligent. Vivement qu’elle fasse un deuxième album…
interview Bande dessinée
Louise Joor
Bonjour Louise, qui es-tu ? Quel est ton parcours ?
Louise Joor : Je suis une jeune auteure belge (bruxelloise même). J’ai grandi dans le monde de la BD entre un père libraire spécialisé BD, devenu éditeur entre-temps, et une mère dessinatrice/peintre à ses heures. A ma majorité, je me suis inscrite à l’institut Saint-Luc, section bande dessinée, où j’ai étudié/dessiné/fait des rencontres pendant 3 ans. J’ai mis ensuite presque trois autres années à créer une bonne douzaine d’histoires pour finir par créer celle de Kanopé, qui a convaincu Grégoire Seguin, aux Editions Delcourt.
Peux-tu nous faire un pitch de Kanopé ?
Louise Joor : Kanopé est l’histoire futuriste d’une rencontre entre deux personnes que tout oppose, dans une forêt amazonienne devenue radioactive.
Etait-il prévu dès le départ que Kanopé soit un one-shot de 124 pages? L’idée de développer l’histoire en plusieurs tomes, comme une série, a-t-elle été envisagée ?
Louise Joor : Non, Kanopé était prévu en one-shot dès le départ. J’imaginais un grand bouquin au format « classique », mais de 80 pages. Quand Grégoire m’a proposé de réaliser l’album dans la collection Mirages, au format plus petit, le nombre de pages s’est naturellement rallongé, car le nombre de cases par page diminuait. Je suis très contente de ce format où je me sentais à mon aise et encore plus du résultat final que représente l’album imprimé.
Je trouve ce format, plus petit qu’un classique mais plus grand qu’un manga, très beau en tant qu’objet.
A-t-il été facile de convaincre un éditeur avec cette histoire ?
Louise Joor : Deux, dont Delcourt, ont répondu positivement à mon envoi. Mais oui, le sujet et les couleurs des planches proposées ont apparemment plu tout de suite. Grégoire Seguin n’a, à aucun moment, voulu changer la vision que j’avais de mon histoire et m’a même très souvent fait des propositions narratives qui allaient dans son sens et qui m’ont bien aidée.
Si le suivi de l’album a été fait par Grégoire Seguin et non pas un certain... Thierry Joor, est-ce qu’avoir un papa éditeur de BD est un atout pour percer dans ce milieu ?
Louise Joor : Je m’attendais à cette question et suis contente de pouvoir y répondre. Oui et non.
Oui, car le fait d’avoir son père dans le milieu peut aider parfois à avoir des contacts un peu plus facilement. Cela peut aussi aider (en mal ou en bien, ici j’espère que c’est en bien) à ce qu’un éditeur se rappelle mieux de vous, car il a quelque chose de connu à laquelle vous raccrocher.
Non car en aucun cas, par contre, cela ne permet de décrocher un contrat directement. C’est le travail qui a compté avant tout et j’en suis heureuse. J’avais également fait une croix sur le fait d’être éditée aux éditions Delcourt, du moins pour un premier album, alors que la plupart des acteurs du milieu qui ne connaissait pas mes liens familiaux me disait que ce que je faisais irait très bien là-bas en particulier. J’envoyais tous mes dossiers à Grégoire Seguin depuis 3 ans car, même si il descendait chacun d’eux, il le faisait de manière constructive et me donnait toujours des clés pour avancer. Quand il m’a appelé concernant Kanopé et qu’il m’a dit « Mais en fait, c’est bien ce que tu as fait ! », j’ai été très surprise. Guy Delcourt et lui ont finalement jugé que mon travail et mon histoire était suffisamment bons pour passer au-dessus du fait que mon père était dans la même maison qu’eux.
Mon petit doigt m’a également dit que ton compagnon était Augustin Lebon, auteur de BD...
Louise Joor : Ton petit doigt doit surement suivre nos blogs dans ce cas. ☺ Oui mon compagnon est également auteur de BD, nous nous sommes rencontrés à Saint-Luc. C’est une grande force pour notre travail d’être tous les deux, car on s’entraide constamment. Il y a de lui dans Kanopé (il est notamment le créateur du terme « éco-martyr ») comme il y a de moi dans ses BD également, sans aucune rivalité ni gêne de « profiter » des idées et des points forts de l’autre.
La préface de Philippe Buchet est élogieuse et promet efficacité, fluidité, empathie... qui sont effectives ! Quel est le secret d’une telle immersion ?
Louise Joor : Haha, je suis déjà très heureuse que ce soit effectif. Je ne sais pas trop comment répondre à ça… Peut-être que le fait d’aimer soi-même ses personnages, tous sans distinctions, avec leurs qualités et leurs défauts, encourage sans doute les personnes qui suivent leur histoire à faire pareil. Je compatis à leurs joies et leurs souffrances en oubliant que c’est moi qui les leur inflige et les vois comme maîtres de leurs réactions et de leurs paroles. Il y a de moi en chacun d’eux, même si, comme le dit Philippe Buchet, c’est sans doute Kanopé qui me ressemble le plus, car c’est mon héroïne, mais aussi parce qu’en tant que jeune femme, c’est le personnage qui est le plus proche de moi physiquement (sauf que je ne suis pas rousse et que je serais incapable de survivre seule en pleine jungle). Pour ce qui est de la fluidité, j’accorde une très grande importance à la lisibilité dans une bande dessinée et le découpage est une de mes étapes préférées, bien qu’elle soit ardue. C’est à cette étape que l’histoire apparait vraiment pour moi. Après, je ne fais que la renforcer en dessinant mieux mes cases et en m’amusant sur les détails.
L’environnement et l’écologie sont-ils des thèmes qui te tiennent à cœur ? Est-ce que l’avenir de la Terre te préoccupe ?
Louise Joor : Oui beaucoup. Je dirais même que c’est LE thème qui me tient à cœur, même si certains autres me font aussi bouillir quand je regarde l’actualité. Comme tout ce qui s’est passé autour du mariage homosexuel récemment et les retours en arrière concernant l’avortement et le droit des femmes en général. En fait, je suis assez triste de voir comment l’être humain, qui a quelque chose de merveilleux que n’ont pas les autres espèces animales – à savoir la possibilité d’avoir une vision globale de notre monde, même très générale (surtout aujourd’hui avec Internet) – reste très centré sur lui-même et ne se rend pas compte qu’il fait partie de ce qui l’entoure. Et que, ne pas prendre soin de notre entourage/environnement, c’est ne pas prendre soin de nous, au final. Ça semble peut-être simpliste comme raisonnement, mais si on place les réactions humaines face à notre environnement sur un plan logique, on parait très cons. Je répondrais donc que je ne m’en fais pas vraiment pour la planète, qui survivra quoiqu’il arrive et trouvera toujours un moyen de s’adapter. Je m’en fais plutôt pour nous, les êtres humains, parce qu’on se détruit tout seul en emportant des êtres et des choses incroyables avec nous.
Selon toi, que peut-on faire à notre niveau pour éviter que le monde de 2137 soit celui de Kanopé ?
Louise Joor : Plein de petites choses, chacun à notre échelle, dans un premier temps. Des choses toutes simples comme éteindre la lumière quand on n’est pas dans une pièce, débrancher les appareils que l’on n’utilise pas, baisser le débit de sa douche voir même l’arrêter pendant qu’on se savonne, utiliser ses jambes plutôt que la voiture pour parcourir de petites distances, et surtout réduire ses déchets. En choisissant bien ce qu’on achète et à la bonne quantité (vive les marchés et les petits commerces), en privilégiant le vrac aux aliments emballés sous plastique, en jetant moitié moins que ce qu’on jette aujourd’hui, ce serait comme supprimer la moitié de la pollution automobile du globe ! (« Bizarrement » toutes ces petites actions font aussi baisser vos factures). C’est surtout une prise de conscience qu’il faut. Comprendre qu’on n’a pas BESOIN de consommer autant de choses, tout le temps. Que nos déchets ne disparaissent pas parce qu’on ne les voit plus et que la moindre chose que l’on croise dans la nature a un rôle important et un sens. Comme nous-mêmes en avons forcément un parce qu’on fait partie de tout ça. Et pour moi, notre rôle, comme j’en parlais plus haut, est justement de profiter de notre vision globale du monde pour mieux le comprendre et contribuer à son équilibre. Un très bon film/documentaire qui montre cette vision est Solutions locales pour un désordre global de Coline Serreau.
Gardes-tu réellement l’espoir que l’humanité s’en sortira ?
Louise Joor : Oui car j’ai envie de le garder. Je sais que pour une majorité de gens inconscients de ce qui est en train de se passer, il y a une minorité qui se bat tous les jours pour restaurer cet équilibre. Je suis émerveillée dès que je découvre l’existence de nouvelles initiatives, comme par exemple placer des potagers et des ruches sur le toit des immeubles en ville, recréer des « lignes » d’arbres entre deux morceaux de forêt qui ont été séparés afin que la faune puisse agrandir son territoire, ou encore récemment, le projet « Pokiwa » qui propose d’utiliser les mouvements et les sons des insectes pour créer de l’énergie. Et quand on apprend qu’il y a proportionnellement 139 millions d’insectes pour un seul être humain, il y a de quoi faire. Ce qui me fait garder espoir, ce sont toutes ces trouvailles qui montrent que l’être humain est capable de choses inimaginables en utilisant son intelligence et son environnement sans le détériorer.
Projet Pokiwa : quelques explications par ici
Documentaire à l’appui concernant les déchets : vidéo à voir là
As-tu fait beaucoup de recherche avant de t’attaquer à la mise en images de l’Amazonie ?
Louise Joor : Oui pas mal, ne pouvant me rendre sur place, je me suis procuré des documentaires et des livres sur les jungles en général. Pour « apprivoiser » la faune et la flore de ces lieux, je tournais les pages de mes livres et redessinait au moins un élément de chaque photo. J’ai eu la chance de commencer mes recherches au moment où une équipe de film, dirigée par Luc Jacquet (la marche de l’empereur), se lançait dans le tournage d’un film sur la forêt des pluies et mettait quotidiennement des petits making-of en ligne. Ils me permettaient de me faire ressentir l’ambiance de ces forêts tropicales et me confortaient sur la ligne graphique et narrative que j’avais choisie. Luc Jacquet et son équipe ont d’ailleurs fini leur superbe film Il était une forêt qui est sorti en salle il y a quelques mois. Je vous le conseille !
As-tu trouvé rapidement l’apparence que tu voulais donner aux personnages principaux ?
Louise Joor : Kanopé, qui avait un autre prénom au départ, était en fait le personnage principal d’un de mes tous premiers projets qui n’avait pas été accepté. Je voulais que ce personnage vive et l’ai donc repris ici. Jean est venu assez rapidement. C’est surtout le design de ses habits futuristes qui a été beaucoup retravaillé.
Et concernant le bestiaire « muté » ?
Louise Joor : Partie peu plaisante mais nécessaire, je me suis également documentée sur les mutations que pouvait engendrer l’exposition aux radiations pour la flore et la faune, y compris sur l’homme. Je ne voulais pas de l’aspect « monstre ». Il fallait bien qu’il y ait un élément visible de la radioactivité ambiante, mais je voulais qu’elle fasse partie de la « vie » en forêt, que ce soit un élément comme un autre avec lequel il faille vivre.
Est-il envisageable d’avoir une suite à Kanopé ?
Louise Joor : Une suite n’est pas prévue, non. Mais si jamais les Editions Delcourt changent d’avis, elle est déjà présente dans ma tête.
Quels sont tes autres projets ? Quelque chose en préparation ?
Louise Joor : Oui, je suis en train de travailler sur un nouveau projet, mais rien n’est signé encore. La nature sera une nouvelle fois bien présente…
Quelles sont tes grandes influences en matière de BD ?
Louise Joor : J’en lis tellement depuis que je suis petite que je vais surement en oublier mais je dirais le travail de Claire Wendling, Alim le tanneur de Virginie Augustin et Wilfrid Lupano, Bone de Jeff Smith, L’immeuble d’en face de Vanyda, le travail de Matthieu Bonhomme, d’Emile Bravo, de Léo (Aldébaran, Betelgeuse, etc), Sillage de Jean-David Morvan et Philippe Buchet et encore bien d’autres.
Si tu avais le pouvoir cosmique de rentrer dans la tête d’un auteur (pour en comprendre les secrets de fabrication...), ce serait qui ? Et pour y trouver quoi ?
Louise Joor : Ce ne serait pas un auteur de BD. La seule personne qui me vient à l’esprit pour cette question est Hayao Miyazaki. Dans le making-of de Princesse Mononoké, on le voit un moment inscrire quelque chose sur un papier. Ce sont juste des petits ronds et des flèches qui courent d’un rond à l’autre puis reviennent au premier, et qui sont sensés montrer les « forces » présentes dans l’histoire, le « mouvement » des évènements. Juste pour comprendre ça, j’aimerais bien rentrer dans sa tête, ça a l’air très sympa de synthétiser son histoire avec des ronds et des flèches. ☺
Merci Louise !
Louise Joor : Merci !