interview Bande dessinée

Thomas Gilbert

©Dargaud édition 2020

Avec les Filles de Salem, Thomas Gilbert nous livre une œuvre intense, qui fait écho à l’époque actuelle où le droit des femmes est parfois malmené. Nous l’avons rencontré pour qu’ils nous en dise plus sur cet album dans l’air du temps, malgré une histoire qui se déroule en Nouvelle-Angleterre, au XVIIème siècle.

Réalisée en lien avec l'album Les Filles de Salem
Lieu de l'interview : Quai des bulles

interview menée
par
11 janvier 2020

Bonjour Thomas Gilbert, peux-tu te présenter et nous dire comment tu as commencé dans la bande dessinée ?
Thomas Gilbert : Je suis auteur de bande dessinée depuis à peu près une dizaine d’années. J’ai à mon actif une douzaine d’album, à la fois de la bande dessinée jeunesse et adulte. D’un côté, en jeunesse, j’ai travaillé avec différents scénaristes. Côté adulte, je fais tout : à la fois le scénario, le dessin et la couleur.

Pourquoi avoir réalisé un album qui se passe précisément à Salem ?
TG : Au départ, c’est lié à une envie, pas forcément liée à Salem, mais à celle de parler d’une société en crise morale et sociale. Une société qui aurait envie de taper sur ses minorités pour ressouder son peuple. Je trouvais que le mythe de Salem était intéressant parce que c’est une société moderne et inscrite dans l’Histoire. D’une façon ou d’une autre, c’est une histoire qui fait partie de notre inconscient collectif culturel.

Tu as lu le livre Les Sorcières de Salem d’Arthur Miller, pour réaliser ton album ?
TG : Oui, je l’avais lu, il y a un certain temps. Je l’ai relu. Après ce qui m’intéressait, c’est mon envie de départ qui était très fictionnelle. J’ai fait tout un travail de recherche documentaire historique. Et là, j’ai trouvé pas mal de similitudes que j’ai ajouté à la trame du bouquin d’Arthur Miller, sachant que je n’ai pas pris les mêmes axes par rapport aux évènements historiques

Quelles sont les sorcières d’aujourd’hui ?
TG : Déjà, mon parti-pris à travers ma narration, c’est de dire qu’il n’y pas de sorcières. Ce sont juste des femmes éprises de liberté. Et aujourd’hui, c’est la femme qui s’assume telle quelle, qui dit « je suis une femme » dans toutes possibilités de féminité, qu’elles soient homo ou hétéro, ultra-indépendantes. Peu importe en fait, c’est dire que la sorcière est une personne avant tout, en essayant de casser les codes et les injonctions sociales.

La femme est-elle en danger aujourd’hui ?
TG : En tant qu’entité, je ne sais pas. Il y a deux tendances qui s’affrontent : il y a les femmes qui ont besoin de liberté et il y a une envie d’un retour à une société patriarcale, avec un code moral familial. Le retour de bâton d’une espèce de bigoterie, la remise en cause de droits qui me paraissent fondamentaux, comme l’avortement. Aujourd’hui, c’est remis en question, en Europe, au Brésil… Je ne suis pas une femme, mais c’est compliqué. Il y a plein d’injonctions, avec une énergie du quotidien qui est fatigante.

As-tu vu la série la Servante Écarlate (The handmaid’s tale) ?
TG : Je ne l’ai pas regardée. Quand je bosse sur un projet, j’évite de regarder des films ou séries qui pourraient m’influencer ou des univers qui me phagocyteraient dans mon écriture et dans mon trait. Je suis donc un peu passé à côté, mais je vois très bien les thèmes abordés.

Justement, qu’est-ce qui t’a inspiré dans ta narration et dans ton dessin ?
TG : Je me suis documenté sur cette époque, les costumes, les décors notamment. Plus tu te documentes sur une période, plus tu trouves des gravures. Toutes ces choses nourrissent ton imaginaire. Ce n’est pas donné d’avoir un point de vue sur une période. À côté de ça, il y a le thème de la nature qui me tient à cœur. J’aime m’y promener pour me ressourcer, me nourrir dans mon inspiration. Après, il y a des tableaux de peinture qui entrent en ligne de compte, comme le Sabbat des Sorcières de Goya.

Quel a été ton ressenti une fois que tu as terminé Les filles de Salem ?
TG : C’est la première fois que j’ai eu une impression curieuse sur un bouquin. Généralement, un bouquin, c’est comme un acte descendant : ton cerveau va du trait vers l’image. Là, j’ai eu l’impression que le récit remontait vers moi, qu’il me devrait. Sur la fin, l’histoire devenait raide, dure. J’ai dû prendre un peu de recul en me disant « attention, tu te perds dans le récit, tu es trop en empathie avec tes personnages. Et à un moment, ça va te revenir dans la gueule ! » J’ai dû doser la force du récit.

Peux-tu nous en dire plus sur ta technique de dessin ?
TG : Pour chaque projet, je m’adapte. Là, pour Les Filles de Salem, j’ai fait du tout numérique. J’avais pas mal de masses de noir et pour faire apparaître du blanc, à l’ordi, c’était plus facile et rapide à mettre en place. J’ai pu placer mes noirs, faire de beaux aplats, très précis et poser un trait plus fin et plus détaillé

Quels sont tes projets ?
TG : Là, je travaille sur la suite de La Croisée des Mondes dont je reprends la série après Clément Oubrerie., toujours avec Stéphane Melchior au scénario. À côté de ça, j’ai un projet qui parle de poly-amour et d’alchimie entre les corps. Un album qui est sensé être positif pour contrebalancer la noirceur des Filles de Salem

Si tu avais le pouvoir de visiter le crâne d'un autre auteur pour en comprendre son génie ou son art, qui irais-tu visiter ?
TG : Matsumoto, pour comprendre comment c’est compliqué, alors que pour lui ça doit être simple !

Merci Thomas !