Xavier Fournier est devenu LA référence des comics en France. Ce journaliste passionné et érudit partage sa passion de la bande dessinée américaine à travers différents médias : articles de magazine, conférences, documentaires, interviews, essais… Il a même réussi le pari fou de faire vivre une revue spécialisée dans les comics : Comic Box. Une revue de grande qualité dont il est le rédacteur en chef. Malheureusement, la revue a dû s’arrêter en 2017. Mais c’est bien connu, les super-héros ne meurent jamais. Ainsi en est-il de Comic Box qui fait un retour fracassant en 2022 avec déjà deux numéros au compteur. Ce monstre de travail prend le temps de répondre à nos questions après la parution du tome 2. Monstre ? Non, plutôt mutant. Le professeur Xavier des comics ? Oui assurément d’autant que Fournier donne des cours et conférences pour enseigner le monde des super-héros… Bienvenue dans l’Institut Fournier pour parler d’une institution !
interview Comics
Xavier Fournier
Xavier, vous êtes sûrement le plus grand spécialiste ès comics en France. Etes-vous d’accord avec ça ?
Xavier Fournier : C'est très gentil. Mais je ne crois pas en une version des choses où il y aurait un (ou une) plus grand spécialiste des comics en France, que ce soit moi où quelqu'un d'autre. Ca sonnerait comme Le meilleur pâtissier ou Top Chef. Ma profession, c'est écrire sur les comics et je me suis incontestablement spécialisé là-dedans. Maintenant je peux aussi croiser quelqu'un qui s'est spécialisé sur d'autres séries, auteurs ou personnages et ça donne, dans l'idéal, des discussions intéressantes. Alors que quand je croise quelqu'un qui déboule en expliquant sans détour qu'il ou elle est le plus grand expert ou chroniqueur ou blogueur sur tel sujet, en général je sais que j'ai affaire à quelqu'un de pas très intéressant, qui me parle plus de lui que du sujet. Je crois qu'on peut avancer en spécialiste sans établir une échelle de valeur par rapport aux autres. Sauf, bien sûr, si le gars en face déboule en t'expliquant qu'en fait tu n'y connais rien, ce qui est l'excès inverse. Mais ce qui me motive c'est raconter des choses, trouver des angles et des éclairages, pas le « top 50 des spécialistes comics ». Mais si des gens me portent en haute estime ça me touche et ça m'honore.
Comment êtes-vous tombé dans le comics ? Racontez-nous les débuts de vos lectures dans ce domaine.
XF : Ma mère est née dans l'après-guerre, dans un contexte pas très favorisé et n'avait pas les moyens de s'acheter de la bande-dessinée, alors que ses amis en lisaient. Elle s'était promis que lorsqu'elle aurait un gosse elle l'abonnerait... au Journal de Mickey. Et je me suis retrouvé avec ça alors que je n'avais rien demandé. Les aventures de Mickey n'étaient pas ma tasse de thé mais à l'époque ils publiaient aussi dans ce journal des pages de Flash Gordon et Mandrake. Et ça, ça me semblait plus nerveux, plus intéressant. Un peu plus tard, on m'a offert des numéros de Strange, vers les numéros 26/27. Et je me souviens avoir été surpris par la gouaille que j'y trouvais. Et depuis 1976, je crois, je n'ai jamais arrêté de lire (et relire) des comics. Par contre, depuis, c'est devenu un gros problème de place à la maison !
Comic Box a eu une longue vie. Que s’est-il passé pour que cette revue émérite s’arrête en 2017 ?
XF : Comic Box a connu deux morts. Une en 2001, quand les actionnaires de l'éditeur original ont décidé d'arrêter en pensant faire des économies (mais en fait, l'arrêt du titre a précipité la chute de la société). Ensuite, l'équipe a récupéré la marque et nous l'avons relancée sous forme de licence placée chez différents éditeurs au fil des années et selon l'évolution du marché. Fin 2016, notre éditeur de l'époque a commencé à connaître des revers et il y avait certaines choses qui n'allaient plus, notamment le service aux abonnés. Quand il nous a annoncé son intention de ne pas renouveler le contrat, nous avons discuté avec d'autres éditeurs. Certains nous ont dit non et c'est de bonne guerre. On a eu quelques propositions assez dantesques d'éditeurs, qui nous expliquaient par exemple comment ils comptaient escroquer les abonnées. On ne se voyait très certainement pas faire ça. On a dit non. L'équipe a été obligée de passer à d'autres choses (d'autant que notre statut ne nous permettait pas de toucher le chômage). Dans mon cas, c'est passé par de l'écriture de livres et de la réalisation de documentaires, toujours sur les comics.
Comic Box est ressuscité avec un projet de financement participatif en 2022. Pouvez-vous nous raconter ce qui a motivé ce retour et comment s’est déroulée la campagne ?
XF : L'arrêt de 2017, dans les conditions où il s'est déroulé, nous avait laissé un sale arrière-goût. Donc, l'envie de relancer la machine était là... pour ainsi dire depuis l'arrêt de la dite-machine. Plus qu'une question de financement participatif, c'est surtout Huginn & Munnin (dont le patron Rodolphe Lachat est un fidèle lecteur de Comc Box) qui est venu nous trouver quelques années plus tard en nous proposant cette relance. On a discuté pendant environ un an de comment on voyait le nouveau Comic Box, pensé pour les librairies. Et effectivement, ensuite, le lancement du premier numéro s'est fait via un financement participatif. Mais le principe c'est quand même d'être disponible dans les librairies et certains points de ventes spécialisés. D'ailleurs, pour le 2ème numéro de cette nouvelle mouture, nous ne sommes pas passés par un financement participatif.
Comic Box a-t-il un nouvel avenir devant lui ? Combien de tomes comptez-vous publier par an ?
XF : Au redémarrage, nous avons annoncé deux tomes par an. Et dans l'idéal, cela m'irait tout à fait. Sauf que la crise des matières premières est passée par là, que la situation est compliquée pour beaucoup de lecteurs et du coup notre éditeur a préféré espacer les parutions pour qu'elles soient plus viables. Comic Box a un « présent ». L'avenir s'est toujours écrit numéro après numéro. Nous sommes dans un marché de transition. Qui peut se targuer de savoir dans quel état sera le marché des librairies dans, allez, trois ans ? Pas moi en tout cas. Après, Comic Box a été lancé il y a 25 ans et une partie de l'équipe doit assumer son âge. Avec la meilleure volonté possible, à ce rythme, j'imagine mal qu'on fasse 30 numéros de Comic Box. Ou bien j'aurais passé le flambeau.
Vous êtes une petite équipe au sein de Comic Box. Les rôles et choix d’articles sont-ils bien délimités ? Comment se passe la collaboration entre vous ?
XF : Historiquement, notre équipe est surtout constituée de gens qui ont commencé à lire des comics à des époques différentes. Je crois qu'il y a presque vingt ans d'écart. Du coup, on ne réagit pas aux mêmes choses ou pas de la même manière. Et donc ça génère une discussion. Même si ce sont des discussions de moins en moins longues parce qu'au bout de 25 ans on se connait bien. On sait les uns les autres ce qui nous branche ou pas. Après, par nos parcours, nous avons des « emplois » différents. La plupart d'entre nous avons travaillé dans la presse quotidienne ou dans des magazines de sociétés avant de passer par Comic Box. Quand vous avez bossé sur des faits divers ou suivi des scandales politiques, ça vous donne un autre regard sur les comics. Lise Benkemoun, la rédactrice-adjointe, parle six langues et elle est pugnace quand elle décide d'interviewer quelqu'un. Fort logiquement, la plupart des interviews lui reviennent. Bernard Dato et sa rubrique Imaginarium ont un univers philosophique bien déterminé, personnel. On ne se marche pas dessus parce qu'on a tous nos marottes particulières.
Le deuxième et dernier tome actuellement aborde le thème de la fin du monde ou des mondes sinistres. Pourquoi ce choix de sujet ?
XF : On était en train de finir le premier numéro et Sabrina Lamotte, qui s'occupe de nous chez Huginn (et qui est vraiment un chainon très important du dispositif, je tiens à la remercier publiquement, sans elle il n'y aurait pas ce Comic Box) m'a conseillé d'inclure un teaser du numéro 2, histoire de montrer que ce n'était pas qu'un numéro isolé. Donc, il fallait décider d'un thème. Je me suis dit que vu la tournure des choses, après la COVID et la situation en Ukraine, 2023 promettait d'être une année sombre. J'étais aussi en train de lire Geiger, de Geoff Johns et Gary Frank, qui est un récit postapocalyptique. Je me suis dit que l'apocalypse serait encore à la mode cette année et que, plus important, il y avait beaucoup de choses à dire. Et nous sommes partis là-dessus.
Dans le thème du dernier tome, vous n’abordez pas le projet de Scott Snyder Batman Death Metal. Pourquoi ?
XF : Batman est un personnage emblématique pour DC en particulier mais aussi pour les comics en général. Si on n'y prend pas garde, il a vite fait d'occuper la plus grande partie de l'espace. D'ailleurs je pense que les crossovers Metal et Death Metal peuvent se comprendre aussi comme un message « méta » qui démontre que mettre trop de Batman partout devient dangereux pour le reste de l'univers. Donc si on n'y fait pas gaffe, on a vite fait de parler de Batman la majeure partie du temps. Dans le cas présent, Death Metal n'est pas tant une histoire de fin du monde qu'un crossover impliquant le Multivers. Sa place aurait été logiquement dans le premier numéro de notre revue relancée, qui avait ce thème justement. Et je me suis posé la question à l'époque. Mais Metal et Death Metal sont surtout des redites de Judge Death et de ses Dark Judges dans 2000 AD, au point où le Batman qui rit ressemble visuellement au Judge Death ! Donc, j'aurais sans doute fait un article pour expliquer le pompage (et aussi en quoi DC s'est dit « on va faire notre Spider-Verse »). Mais à la fin, j'ai préféré opter sur des choses traitant sur l'annulation de la gamme 5G et les retombées de Flashpoint Beyond, qui me semblent en raconter beaucoup plus sur l'état de DC Comics ces dernières années.
La firme Valiant semble également un grand oublié. Une explication ?
XF : Valiant ne m'apparait pas forcément comme une firme très « apocalyptique ». Disons que (bien qu'elle soit intéressante à d'autres égards) ce n'est pas celle que je mettrais spontanément dans ce numéro si on me proposait d'y rajouter quelques pages. Ce qu'AWA Studios a fait autour de The Resistance me semblerait plus intéressant à creuser. Cela dit, j'aime bien Valiant et en particulier les premières années de leur relance, il y a un peu plus d'une douzaine d'années. J'ai trouvé que c'était un modèle du genre. Malheureusement, la firme s'est étiolée depuis qu'ils ont été rachetés.
Quel sera le thème du prochain numéro de Comic Box ?
XF : Pour le coup, nous préférons conserver un peu de surprise. Le seul scoop que je peux vous lâcher, c'est que ce ne sera ni les Multivers ni la Fin du Monde, que nous venons de traiter dans ces deux numéros. J'en profite pour dire que, magie de la vente en librairie, même le tome 1 peut encore se commander auprès de votre libraire et que je ne le pense pas du tout « démodé », vu qu'on va manger du multivers encore quelques années, aussi bien dans les comics qu'au cinéma...
Comment s’organise votre quotidien ? Vous faites également des conférences à la demande ?
XF : Je commence le matin par écrire ou travailler sur le projet le plus immédiat. Mais à un moment où à un autre, je vais rencontrer une difficulté, perdre l'inspiration ou buter sur une information qui manque. Dans ces cas-là, je ne perds pas de temps en face de la « page blanche », je passe directement sur le projet B puis sur le C s'il le faut, avant de revenir sur le premier. Ca peut être différents articles de Comic Box mais j'ai aussi la chance d'avoir d'autres projets très différents. J'ai d'autres projets de livres. Je travaille aussi pour une exposition Marvel qui doit se tenir à la Cité Internationale de la BD d'Angoulême courant 2024, je suis en train d'écrire et co-réaliser mon troisième documentaire pour Warner Discovery. J'anime aussi le podcast Aventures Fiction. Plus d'autres choses à venir. Cela me fait peu de temps mort et beaucoup de tasses de café. Parfois je fais une pause le temps de répondre à une interview (la preuve). Et effectivement, à côté de ça, je donne régulièrement des conférences en médiathèques ou lors d'autres événements. L'idée, là aussi, c'est de faire des choses très différentes. Donc, parfois, ça peut être sur l'histoire des comics ou un auteur ou un personnage en particulier. Ca dépend aussi de ce que l'on me demande. Je fais aussi des formations pour certaines médiathèques...
Sur internet, les chroniqueurs, influenceurs ou autres spécialistes sont très nombreux dans le monde du comics. En connaissez-vous certains ? Qu’en pensez-vous ?
XF : J'en connais certains, en bien ou en mal (tout comme je suppose certains m'apprécient ou pas, « that's life »). Je me garderais bien de dire que je les connais tous. Disons que ceux qui m'intéressent le plus créent du contenu plutôt que du flux. « Scandale, Bob Machin quitte la série Super-Bidule, les sites américains viennent de l'annoncer, Francis ou Daniella (prénoms d'emprunt) qui n'ont pas plus d'info que ça, vont vous faire un live de deux heures pour vous le dire » ce n'est pas trop mon truc. C'est de l'info de flux, un peu comme la ligne déroulante en bas des chaines d'info. Surtout, les chaines, blogs ou supports où ca insulte, voire menace des auteurs ou des éditeurs sous prétexte de « parler vrai », c'est un gros « NYET » pour moi. D’autant qu’en général, on recroise les mêmes lors d’un salon, en train de faire la queue pour se faire dédicacer un ouvrage du même auteur ou éditeur. Je suis intéressé au contraire par des gens qui travaillent réellement leur contenu, font des recoupements, se posent la question de l'angle. Pas forcément de la même manière que moi, mais quelque chose où je me dis « je n'ai pas vu ou lu ce truc hier sur tel site étranger ». Heureusement il y en a aussi. Mais je n'ai pas forcément le temps de « faire le tour ». Trop de temps sur le web, c'est autant de temps en moins à écrire...
Quels scénaristes et dessinateurs de comics vous marquent le plus en ce moment ?
XF : Niveau scénaristes, ce que fait Ram V sur Detective Comics en ce moment m'intéresse beaucoup. Autant en général, je n'aime pas la narration décompressée, autant là je trouve qu'il y a une lenteur induite qui force Batman à changer de rythme. Je suis sûr qu'il y a des gens que ça perd mais j'aime bien. Matt Kindt j'aime beaucoup aussi parce que ce type arrive réellement à produire des choses totalement différentes les unes des autres. Kelly Thompson, j'aime bien. Brubaker ou Remender restent des valeurs sures. Il y a Jeff Lemire que j'aime beaucoup mais j'aimerais le voir passer la vitesse supérieure, l'étape suivante après son Black Hammer. Pour le dessin, les trop rares Olivier Coipel, Nick Bradshaw, Esad Ribic et puis Amanda Conner. Mais je suis polythéiste dans l'âme et je pourrais rajouter plein de noms.
Si le monde vivait une apocalypse totale et que vous parveniez à vous cacher dans un abri connu de vous seul, quel comics amèneriez-vous ? En sachant que vous n’avez pu en amener qu’un seul malheureusement…
XF : J'ai deux réponses possibles : Le mieux ce serait de penser « utile » et donc d'emmener un tome de Walking Dead en me disant qu'il y aura peut-être quelques idées à retenir pour mieux survivre. Encore que Rick Grimes et sa bande savent tirer à la carabine ou utiliser des sabres de samouraï. Moi pas. Ce serait donc vite plié ! Mais sinon, si on parle d'une BD qui serait la seule chose que je pourrais relire en boucle pendant des années, je suppose qu'il vaudrait mieux opter pour quelque chose dessiné par J.H. Williams (sa Promethea ou Echolands, par exemple). Ses planches sont tellement bourrées de détails, cela se lit tellement dans tous les sens qu'on n'a jamais fini d'y redécouvrir des choses !.
Merci Xavier ! Et merci à Lucile d'avoir organisé cette interview.