interview Bande dessinée

Yslaire (Bernard Hislaire)

©Glénat édition 2014

Rencontre avec Bernard Hislaire, alias Yslaire, pendant le festival d’Angoulême. Doux rêveur, créateur ultra-moderne, aventurier de l’âme et du cœur, Yslaire se confie totalement à nous. Découverte d’un artiste hors du commun qui traverse le temps en étant plus moderne que son époque : l’âme d’un révolutionnaire…

Réalisée en lien avec l'album Bidouille et Violette
Lieu de l'interview : Festival d'Angoulême

interview menée
par
14 janvier 2014

Bonjour Bernard. Peux-tu te présenter pour les lecteurs qui ne te connaissent pas encore (mais est-ce vraiment possible) ?
Yslaire : Je suis Bernard Yslaire et je suis l’auteur de Sambre et de La guerre des Sambre, notamment, Le ciel au- dessus du Louvre et plusieurs autres albums. Depuis peu, je fais une application I pad qui s’appelle Uropa. Si je devais me définir, je dirai donc que je suis un auteur BD multimédias.

Même si on te pose régulièrement la question, peux-tu nous parler de Sambre puisque cette œuvre se poursuit encore aujourd’hui ?
Y : Sambre est une histoire romantique dans le vrai sens du terme, pas dans le sens « fleur bleue » mais dans le sens tragique, romantique, qui finit mal. C’est une vraie tragédie shakespearienne. C’est l’histoire d’une famille et de la folie qui se transmet de générations en générations. Cette folie démarre quand l’un des membres de la famille tombe amoureux d’un autre personnage totalement différent.

© Yslaire

Le succès de Sambre ne finit-il pas par prendre trop de place dans ton œuvre ?
Y : Sambre, c’est un peu l’histoire de ma vie car c’est une histoire extrêmement intime. C’est difficile d’expliquer vraiment les choses car je ne veux pas dévoiler des éléments biographiques dedans, mais il y a une forme de secret de famille que j’ai découvert vingt ans après la création de Sambre. Ce secret de famille est l’origine du projet de Sambre, donc quelque part, cette histoire n’est jamais qu’une tentative de raconter ce secret qu’on a voulu me taire. C’est forcément un projet qui me porte et qui a des résonnances énormes en moi. Ce qui est fascinant, c’est que cela ait pu séduire autant de personnes. C’est extraordinaire que quelque chose d’aussi intime, d’aussi douloureux ait autant fonctionné. Quand j’ai commencé la BD, c’était à Spirou. A l’époque, ils étaient persuadés que les seules histoires qui se vendaient, c’était celles qui étaient drôles et qui faisaient rire. Je défendais quant à moi une bande dessinée qui fait pleurer. On me reprochait que ce n’était pas drôle, et pourtant il y a des lecteurs aussi pour ça. La tragédie exorcise notre peur de la mort et on a besoin de lire des histoires tristes pour se dire que « ce n’est pas à moi que cela est arrivé et qu’il y a pire que ce que je vis ». C’est aussi une façon de se confronter à cette finitude qu’est la mort.

Le romantisme du XIXème siècle, comme on peut le voir dans Le ciel au-dessus du Louvre, est aussi très présent dans ton œuvre…
Y : Effectivement, je suis un romantique. Ce n’est pas toujours facile à assumer mais je constate qu’avec les années, on a juste à accepter ce que l’on est sans essayer de devenir quelqu’un d’autre. Je suis un vrai romantique qui a besoin de rêver le monde, de réinventer, de croire qu’il y a une forme de tentation spirituelle dans l’art. Quand on voit les grands mouvements de l’art, il y a ceux qui sont assez prosaïques et ceux qui croient à l’invisible. Je fais partie des gens qui tentent de dessiner l’invisible ou de dessiner la porte qui mène à l’invisible. Pourtant, je suis plutôt athée.

© Yslaire

Etonnamment, par rapport à Sambre et au XIXème, tu es aussi très lié à la technologie. Pourquoi ce virage ensuite avec XXème ciel.com ?
Y : C’est une rencontre avec un médium qui semble me correspondre très fort. Je trouve qu’il y a quelque chose dans l’ordinateur et la conception d’un ordinateur qui ressemble au cerveau humain avec sa part d’inconscient. Comme la plus grande partie de la tragédie de Sambre est de l’ordre de l’inconscient, je retrouve ça sur un ordinateur. Ce qui m’a le plus interpellé avec ce média, c‘est le fait que quand on arrive devant un écran, le monde a déjà commencé avant vous. Le livre, base de la culture européenne et qui précède l’ordinateur, a un début et une fin, tandis que l’ordinateur n’en a pas. Sur Internet, la culture existait avant vous et personne ne sait le chemin que vous allez prendre et que votre voisin ne prendra pas. Le livre impose une linéarité. Le cerveau humain ne procède pas de manière linéaire… mais on est plus proche de la psychanalyse et des analogies, surtout dans le registre de l’émotion, qui n’est pas rationnel et qui est beaucoup moins cadrée. L’ordinateur paraît être l’outil qui est le prolongement de la psychanalyse. Or, dans le romantisme, il y a cette aspiration à vouloir comprendre l’âme humaine, à vouloir plonger au cœur des émotions qui nous rapproche de la psychanalyse. Pour moi, c’est évident que le gothique du XXIème siècle est geek ! (rires)

© Yslaire Parlons de ton projet actuel, très particulier, Uropa ?
Y : C’est là aussi un projet romantique. Pour parler crûment, à l’heure actuelle, il y a une certaine crise dans la bande dessinée mais aussi dans tous les médias, littérature et presse écrite, avec l’apparition de l’ordinateur et des écrans qui nous envahissent. Google et Internet mettent en danger la liberté d’expression car la culture devient presque gratuite, donc les auteurs ont de plus en plus de mal à vivre. Le livre peut disparaître selon certains éditeurs, même si moi, je n’y crois pas. Mais mes enfants n’ont pas la même culture que moi et ne l’appréhendent pas de la même manière. Ils aiment lire Molière ou Shakespeare, mais ils commencent par Facebook®. Moi, ce n’était pas Facebook® mais la bande dessinée. Quand j’entends mon fils dire que la BD c’est « has been », je ne peux pas passer à côté. Mon fils peut lire des romans qui l’intéressent, des BD, des films et discuter sur Facebook® ou Twitter®. C’est une culture variée, multimédias. Il faut donc réinventer de nouvelles manières d’exprimer et de raconter les histoires. Je ne crois pas que ce soient les éditeurs, mais plutôt les auteurs et créateurs qui doivent s’y mettre. Quand je fais Sambre, une BD romantique du XIXème, je le fais d’une manière propre au XXème siècle et de la BD à ce moment-là. Si c’était cent ans plus tôt, Hugo l’aurait fait sous forme de romans feuilletons. J’espère bien arriver avec Sambre à cette expérience multimédias. Le fond de l’histoire est toujours le même : des adolescents qui ont une difficulté de vivre, un spleen. Ça a toujours existé et ça existera encore. La seule chose qui varie est la manière de le raconter.

Justement, quelle est l’originalité de ce projet ?
Y : Uropa est une application. Ce n’est pas une BD qu’on décline sur écran : c’est un projet qui est fait sur écran. C’est un magazine de fiction qui se passe en 2032, dans vingt ans, mais qui a toutes les apparences d’un magazine d’aujourd’hui. La preuve en est : il y a des photos, des vidéos, des articles, des dessins et un peu de tout. Les personnages se présentent en photos et ils existent. Il y a d’ailleurs des gens qui existent vraiment, comme un journaliste de Libération, du Soir en Belgique, Jean-Claude Carrière ou Philippe Geluck qui interviennent. La journaliste principale, Anna Pravda, est en fait une jeune comédienne et on la voit vivre dans un roman-photo. Elle va rouvrir un dossier criminel, mais dès lors qu’elle passe dans le domaine judiciaire, le photographe ne peut pas la suivre. La seule personne qui peut la suivre est un dessinateur (moi) qui peut dessiner la vérité. Ainsi, toutes les photos sont des mensonges et tous les dessins sont la vérité. C’est un beau sophisme qui m’amuse à mettre en scène. La vérité intime ne peut s’exprimer que par le dessin, à la différence des images photos ou télé qu’on montre officiellement comme la vérité, mais qui ne le sont pas. Tout le magazine est un journal d’actualité qui essaie de raconter cette journaliste qui s’attache à la campagne électorale du futur président européen, un jeune homme de 25 ans. Elle tombe en partie amoureuse de lui, mais elle va essayer d’en savoir plus sur ce personnage. Cela va sans doute finir comme une tragédie grecque avec l’histoire classique du triangle amoureux entre la journaliste, l’homme politique et un personnage féminin. J’ai envie de raconter cette histoire par petits fragments, une série d’articles, qui progressivement composent la toile et où tout se tient. C’est une sorte d’approche impressionniste, construite par petites touches et où on comprend que cela forme une seule image au final.

Cette application se fera en plusieurs parties ?
Y : Elle est d’ores et déjà téléchargeable sur Appstore et disponible sur Ipad et Iphone. Il devrait y avoir une dizaine de numéros et il y aura nécessairement un livre après qui ne sera pas l’application, puisqu’on ne peut imprimer les vidéos. De la même manière, il y aura des choses dans le livre qui ne seront pas sur l’application. Chaque chose a ses spécificités qu’il faut utiliser au mieux de ses possibilités. Il faut savoir aussi que les personnages comme Anna ont leur compte Twitter® et s’expriment régulièrement sur l’actualité et le reste du monde : cela dépasse donc l’application. C’est un projet multi ou cross media. Le personnage est à la fois mi-réel, mi-imaginaire : le vrai défi, c’est de savoir aujourd’hui ce qui est vrai ou faux, comme quand on va sur le net.

Tu utilises donc le support technologique pour le remettre en question.
Y : En effet, c’est assez vertigineux, une sorte de mise en abyme. C’est également amusant de donner forme à un outil qui ne soit pas trop habituel.

Comment vis-tu cette expérience ? As-tu fait des efforts particuliers pour plonger dedans ou cela t’est déjà familier ?
Y : Cela fait 15 ans que je suis dans la technique et je suis assez geek. J’ai dessiné sur ordinateur quand j’ai fait un album pour le Louvre et que j’y ai exposé. C’était à l’informatique, car je ne voulais pas concurrencer la peinture. Je voulais dessiner au XXème et XXIème siècle. Je trouvais que c’était le plus juste. Il y a quinze ans, j’ai fait l’un des premiers sites BD : XXème ciel.com que j’ai adapté ensuite en bande dessinée. C’était déjà une expérience différente : un feuilleton sur l’histoire du XXème siècle. Il n’en reste rien d’ailleurs. Ce site était destiné à être éphémère et je le programmais moi-même au départ. Je l’ai fait par romantisme, par passion d’essayer, d’inventer de nouveaux outils. Je suis bien conscient qu’avec Uropa, c’est la suite de tout ça et que je suis encore pionnier. J’arpente les territoires de l’ouest dont personne ne sait ce qu’il va en sortir : on ne sait pas à quoi va ressembler le monde numérique de demain. C’est une quête laborieuse où il faut de la foi qui soulève des montagnes, sinon on n’arrive à rien.

Est-ce une aventure totale ou connais-tu à l’avance les transformations de ton art ?
Y : C’est une aventure totale, car on ne sait jamais ce qu’on découvre en cours de route. On est obligé de se réinventer tout le temps. On est obligé de sortir des réflexes de la bande dessinée et du confort qu’avait la BD, surtout à une certaine époque. L’époque des journaux comme Spirou était beaucoup plus confortable qu’aujourd’hui. On était payé pour apprendre et on n’était pas soumis au jugement du public. Aujourd’hui, c’est devenu de l’économie. On doit être rentable. Le monde multimédia est encore plus terrible : la question de la rentabilité se pose encore plus, elle y est chronophage.

Il y a toujours un contexte politique dans tes œuvres. Mais Uropa rajoute un aspect écologique qu’il n’y avait pas auparavant.
Y : Il y a une forme d’affirmation et d’engagement militant que je n’ai jamais eu. Quand je parle du XIXème siècle et des révolutions de l’époque, les enjeux sont clairement dépassés. On a le regard de l’historien et c’est un peu facile d’avoir du recul sur tout ça. Quand on est aujourd’hui dans une situation quotidienne, c’est beaucoup plus difficile de prendre position. J’ai eu besoin de découvrir le XIXème, puis le XXème avec XXème ciel.com et enfin le début du XXIème avec Le ciel au-dessus de Bruxelles. Je passe maintenant à 2032. Quelque part, il y a une certaine cohérence dans ma progression. Dans Uropa, le nom montre bien que cela ressemble à Utopia. Qu’est-ce que pourrait-être l’Europe dans vingt ans ? Je pense que l’avenir est une Europe politique et qu’il faut aller vers ça. Mon grand-père a fait la guerre et c’est peut-être une réponse au nationalisme. C’est le nationalisme qui a fait les deux guerres les plus atroces du XXème siècle. Je suis un anti-nationaliste et un Européen convaincu. Je défends l’idée de l’Europe et les montées de l’extrême droite me font peur. Il y a trente ans, j’arrivais à Paris et j’étais de culture française. Aujourd’hui, je suis un Belge alors que plus personne ne sait ce qu’est la Belgique, en Belgique. Il y a quelque chose de romantique à être belge aujourd’hui (rires). L’Europe c’est la construction de ce qui a suivi la guerre, qui est assez pacifique et qui m’a toujours emballé. L’écologie fait partie de ma réflexion. On a découvert tardivement dans les années 70 toutes les préoccupations sur la planète et aujourd’hui, on se rend compte que rien n’a changé et que c’est même pire. Finalement, la seule chose qui peut se passer est une catastrophe qui réveille les consciences. Dans Uropa, on met en scène une catastrophe, un déluge de la montée des eaux, qui aurait lieu en fin 2012 : la fin du monde a déjà eu lieu et les gens ne s’en rendent pas compte. La Hollande et la Flandre sont envahies par l’eau, ce qui va provoquer des bouleversements géopolitiques. L’Europe devra se repositionner. Dos au mur, l’Europe politique se créée.

Que peut inventer Yslaire après Uropa ? Est-ce que tu as déjà une idée en tête ?
Y : Je n’arrête pas d’avoir des idées et à chaque fois, j’ai l’impression que c’est une bonne idée. Mais il me manque du temps ! Je sais déjà ce que je voudrais faire après. Je voudrai terminer Sambre et le développer d’une manière qui soit multimédias. J’ai aussi d’autres projets au moins aussi intéressants. Il y a cette part d’incertitude et de hasard qui fait qu’une carrière ne peut jamais se prévoir totalement. C’est tout à fait nécessaire dans mon cas, sinon je m’ennuierai. Mon grand projet, c’est de rester vivant. Le plus important dans la création, c’est de rester vraiment vivant et de ne pas regarder en arrière.

Si je te donne le pouvoir cosmique d’être dans la tête d’un auteur, écrivain, scénariste ou dessinateur, qui choisirais-tu et pour y trouver quoi ?
Y : Ça c’est vraiment la question piège ! J’aurais vraiment voulu être dans la tête de Picasso. J’ai lu – et je suppose donc que c’est vrai – que six mois avant l’exposition des Demoiselles d’Avignon, il est avec ses collectionneurs, dont Matisse. Matisse lui dit : « Ecoute, Pablo : là, franchement, ce n’est pas terrible. On ne voit rien, c’est moche. C’est foutu » et les autres confirment en plus. Cependant, il décide de s’opposer à leur avis et il insiste encore. C’était l’esquisse du tableau et il revient dessus et c’était encore pire après, d’une certaine manière. Ce tableau est devenu le tournant du XXème siècle dans la peinture moderne. Je trouve toujours ce tableau aussi moche et il y a des tas de tableaux que je préfère dans la carrière de Picasso, car c’est l’un des peintres qui m’a le plus interpelé. Qu’est-ce qu’il s’est passé dans sa tête pour avoir cette certitude ? Car il n’est pas encore connu, à cette époque, il a juste un petit succès. Qu’est-ce qui provoque ce passage à l’acte? Où a-t-il trouvé cette conviction ? Etait-il fou ? Etait-ce une vision ? Ce n’était pas le geste instinctif, le premier jet qu’on regarde et qu’on trouve génial. C’était laborieux et il a cherché. On sent une puissance gigantesque, un chaos, une fracture entre l’ancien monde et le nouveau monde.

Merci Bernard !

© Yslaire