L'histoire :
Dans la ville de Takara, deux étranges gamins des rues affublés n’importe comment se déplacent de toits en toits à la recherche de proies à détrousser. Noiro et Blanko ont une dizaine d’années, sont orphelins et survivent par la violence et le vol. Ces deux petites terreurs sont connues et redoutées dans le quartier, et même dans toute la ville. Blanko est un peu simplet, il voit le monde à travers des yeux de petit enfant, mais il se bat tout aussi bien que Noiro, qui lui a pleinement conscience de la dureté du monde dans lequel ils vivent. Noiro aime la violence et il est prêt à battre à mort quiconque s’en prendrait à Blanko. Aujourd’hui dans une ruelle, les deux enfants défoncent à coup de tuyau et de batte des lycéens deux fois plus nombreux et presque deux fois plus âgés qu’eux, pour leur prendre leur argent. Ailleurs en ville, « le Rat » est de retour. Ce yakuza avait été chassé par le commissaire Fujimura, mais il a été rappelé par le patron de son clan, qui veut relancer la guerre contre les autres familles. En voyant le gangster de nouveau en ville, Noiro comprend que quelque chose se trame. Peu après, les hommes de main du Rat s’en prennent au petit gang de punks de Chokola, une connaissance des deux gamins, car ce dernier refuse de vendre leur drogue. Noiro, qui n’apprécie pas que les yakuzas veuillent s’emparer de « son » territoire, va alors rentrer en conflit ouvert avec les yakuzas, sous les yeux du commissaire Fujimura qui ne pourra que constater l’escalade inéluctable de la violence...
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Titre culte de la deuxième partie des années 90 aux prémices de l’essor du manga en France, Amer Béton a pourtant longtemps souffert d’être sorti trop tôt et d’être devenu en quelques années quasiment introuvable dans son intégralité (3 tomes à l’époque). Une seconde édition parue en 2007 réparait cela, ainsi que les nombreux défauts de la précédente version, notamment des textes revus et replacés correctement dans les bulles, ainsi que des traits bien nets à la place des pages floues et pixelisées de la première mouture, rendant tout de même cette version beaucoup plus agréable à lire que l’originale. Après une décennie supplémentaire, cette deuxième édition était à son tour devenue perle rare, aussi voici paraître cette troisième occurrence en 2019, rééditée à l’occasion de la venue de l’auteur au Festival International de la Bande-Dessinée d’Angoulême. Alors quelles différence avec les versions précédentes ? Si l’impression est encore une fois sans commune mesure meilleure que dans la première édition française sortie en 1996, cette troisième mouture est en réalité pratiquement identique à la seconde. Néanmoins, elle dispose d’un papier plus épais et moins transparent, et d’une reliure bien plus adaptée à ce pavé de plus de 600 pages (ainsi que d’un signet fort utile vu la taille du bouquin). Il est néanmoins dommage qu’à l’instar de la deuxième édition cette intégrale « prestige » paraisse avec les pages couleurs passées en noir et blanc (alors que la toute première version malgré ses défauts les proposait en couleur). L’histoire est celle de deux gamins des rues, Blanko et Noiro, orphelins livrés à eux-mêmes, survivant par le vol et la violence dans une mégalopole qui perd chaque jour un peu plus son âme. Le premier, un peu simplet, des « vis manquantes dans la tête », une dizaine d’années mais un âge mental deux fois moindre, est encore un gamin vivant à moitié dans son imagination. Il est en partie protégé de la réalité et guidé par le second, Noiro, dix ans aussi mais quant à lui déjà bien trop conscience de la cruauté et de la brutalité du monde et des adultes, abimé par une enfance qui ne leur a pas fait de cadeau et l’a obligé à devenir ce qu’il est aujourd’hui pour survivre. Petit à petit, Noiro va laisser la noirceur l’envahir, dévoré par la haine et une colère calme à faire peur suite à une agression où Blanko va frôler la mort d’un peu trop près. « Dans cette ville, si l’on donne sa confiance à quelqu’un, on ne vit pas longtemps [...] je ne crois en rien ni personne. Je ne peux pas être trompé, rien ne peut me blesser » dit Noiro, et cela résume bien ce que la vie a fait de lui... Dans leur duo, l’un possède l’intelligence et la détermination, et l’autre le cœur. Ils sont le désespoir et l’espoir, l’ombre et la lumière, les deux faces d’une même pièce. Mais les voilà séparés par ce tragique événement. Dès lors, les deux gamins prendront des chemins totalement différents, embrassant une violence et une folie allant crescendo pour l’un, tandis que l’autre est recueilli par la police et tente de se réadapter à une vie et une enfance un peu plus normale, chacun traumatisé par la perte de l’autre. Pris au milieu d’une affaire impliquant des yakuzas et un promoteur immobilier sans scrupule qui envoie des tueurs s’occuper d’eux, les deux gamins parviendront-ils à s’en sortir ? Le récit est dur mais se place la plupart du temps du point de vue des deux enfants, rendant l’histoire parfois étrange, presque onirique par moment, et toujours un peu décalée. La dureté est ainsi atténuée par ce côté saugrenu, qui rend également la lecture presque hypnotique. L’effet est renforcé par des graphismes peu conventionnels dans le monde du manga, qui rappellent un peu ceux de Moebius et de Bilal (qui seront par la suite des influences revendiquées par l’auteur). Le trait n’est pas le seul à sortir des sentiers battus japonais : le découpage par moment, les effets de déformation, le choix des plans, les lignes biscornues, des insertions d’éléments de style naïf en arrière-plan, tout participe au dépaysement graphique. Rarement un mangaka aura fait preuve d’autant d’originalité et de personnalité dans son dessin. Amer Béton est une œuvre majeure, comme la plupart des autres titres de cet auteur dont le nom fait déjà partie du panthéon du manga. Indispensable.