Fer de lance des auteurs de seinen des éditions Ki-oon depuis leurs débuts en 2004, Tetsuya Tsutsui connaît un succès croissant, notamment depuis sa série Manhole. Pourtant, celle-ci a été censurée au Japon dans la préfecture de Nagasaki et classée « œuvre nocive pour les mineurs ». Après enquête sur les méthodes de la commission qui a rendu cette classification, Tetsuya Tsutsui s’est rendu compte que son manga n’avait même pas été lu par les instances concernées... Le mangaka revient aujourd’hui en France avec Poison city, son nouveau seinen racontant l’histoire d’un mangaka dont la nouvelle série seinen est victime d’une censure injuste. Mise en abîme ? Inception ? Tout simplement un avertissement pour le monde du manga concernant la censure aveugle et la liberté d’expression...
interview Manga
Tetsuya Tsutsui
Réalisée en lien avec les albums Poison City T1, Prophecy T3, Prophecy T2, Prophecy T1, Manhole T3, Manhole T2, Manhole T1, Reset, Duds hunt
Comment s’est passé votre découverte de la censure de votre série Manhole, et avez-vous eu tout de suite la possibilité de faire une histoire par rapport à ça ?
Tetsuya Tsutsui : J’ai découvert que Manhole avait fait l’objet d’une censure en regardant les sites de vente, car j’y consulte régulièrement les critiques des lecteurs pour savoir ce qu’ils en ont pensé. C’est donc là que j’ai découvert que la série était censurée à Nagasaki. Malgré tout, avant de savoir cela, j’avais déjà un intérêt particulier pour cette thématique de la censure et de la liberté d’expression, et je me disais que j’aimerais bien un jour pouvoir publier quelque chose qui parlerait de cela. Donc mon expérience personnelle n’a pas été la raison précise de mon envie de dessiner Poison city.
Tetsuya Tsutsui : J’ai ressenti énormément de surprise, et évidemment aussi de la colère. Avant que je sois moi-même « victime » d’une classification « ouvrage nocif », je connaissais ce système de censure, mais j’étais loin d’imaginer que je ferais l’objet d’une telle décision. Quand on fait partie de ces mangakas qui sont censurés, on trouve cela extrêmement injuste et cruel.
Lors de votre dernier passage en France, vous nous aviez effectivement évoqué votre envie de créer un récit autour de la liberté d’expression. Est-ce que les prémices de Poison city étaient déjà présents dans votre esprit à ce moment-là ou est-ce vraiment en réaction à cette censure que vous avez lancé cette série ?
Tetsuya Tsutsui : C’est une thématique que j’avais envie d’aborder depuis déjà assez longtemps, seulement je me posais surtout la question de savoir comment l’aborder concrètement et de façon à la rendre distrayante, c’est le genre de sujet qui est difficile à mettre en scène dans un manga tout en retenant l’attention du lecteur. Mais grâce à l’expérience que j’ai vécue par le biais de la censure à Nagasaki, j’ai pu voir de mes propres yeux la façon dont ça se passait, dont les délibérations se faisaient. C’était l’occasion alors pour moi de dire « j’ai une expérience sur le sujet, je peux en parler » et ça a été le déclic pour moi pour trouver une approche distrayante. C’est peut-être le seul point positif que je retiens de cette expérience.
Dans le manga vous montrez le héros victime de la censure qui va en discuter avec d’autres auteurs. Avez-vous vous-même discuté du sujet avec d’autres auteurs ?
Tetsuya Tsutsui : Pratiquement pas car j’ai assez peu de contacts avec d’autres collègues mangakas dans ma vie de tous les jours. Matsumoto, l’un des mangakas que l’on voit dans Poison city, est en quelque sorte une part de moi. C’est un personnage à travers duquel je peux exprimer une partie de mes opinions, c’est une partie de moi-même, tout comme le héros principal.
Le Japon est un pays où l’on évite traditionnellement de faire des vagues. Comment est perçu Poison city qui est un peu un message délivré aux censeurs ? Quels retours avez-vous ?
Tetsuya Tsutsui : C’est vrai que les japonais sont des gens qui, plutôt que de revendiquer leurs droits à la liberté d’expression ou aux libertés individuelles, vont se focaliser sur le bien-être du voisin avant le leur. C’est un peuple qui est donc plutôt prédisposé à une autocensure naturelle. Quelque part, c’est quelque chose de plutôt positif à bien des égards, mais à aller trop loin dans cette autocensure personnelle, on en reviendrait presque à créer une société dont la culture va stagner, ne va plus évoluer pour éviter de créer ses propres vagues. J’ai voulu faire comprendre aux gens que le message était là, qu’il faut faire attention aux limites de l’autocensure et de la censure. Ensuite, les réactions des collègues et de l’industrie, c’était que l’histoire était plutôt dans l’air du temps, donc elle a été appréciée à ce titre et on m’a dit que j’avais trouvé le bon moment pour parler de cela.
Comme vous le dites, les deux mangakas de l’histoire sont un peu des pendants de vous-même. Le mangaka censuré, Matsumoto, c’est un peu ce que vous auriez pu devenir si vous vous étiez laissé faire par la censure ? Et, le mangaka débutant, Hibino, c’est un peu ce que vous cherchez à rester ?
Tetsuya Tsutsui : Tout à fait, Hibino, c’est un peu mon moi dépeint quand j’étais jeune et passionné, et un peu innocent ; en revanche, Matsumoto est un mangaka qui a été victime d’un certain nombre de problèmes liés à la censure et qui au final s’est fait une raison. C’est vrai que Matsumoto est un mangaka qui a plutôt abandonné, et si je peux éviter de devenir comme lui, ça sera vraiment très bien. Seulement, si le Japon continue de se durcir et d’avoir ce genre de réaction quant à la liberté d’expression, il y a une chance pour que je n’aie pas vraiment le choix et que je devienne comme Matumoto.
Est-ce que la solution ne pourrait pas être, comme pour Hibino dans l’histoire, le marché étranger ?
Tetsuya Tsutsui : Je n’ai jamais vraiment dessiné en ayant pour but d’être un jour publié à l’étranger. Mon combat personnel et professionnel, ça reste le marché japonais, et je n’aime pas me dire qu’au final la solution serait d’être publié à l’étranger. C’est une solution de facilité d’après moi, pour fuir cette censure. Donc non, mon combat reste avant tout d’essayer de faire en sorte que le Japon ne devienne pas comme ça, en tout cas d’essayer de me battre, par le biais de mes œuvres, pour que ça ne le devienne pas.
Dans Poison city, Hibino dénonce l’industrie pharmaceutique, mais c’est la forme et non le fond de son manga qui attire la censure. Y a-t-il au Japon, en plus de la censure sur la forme, des pressions sur ce genre de sujet ?
Tetsuya Tsutsui : Dans Poison city, mon combat n’était pas vraiment de critiquer l’industrie du manga. D’ailleurs, si on y regarde de plus près, on se rend compte que la façon dont je l’ai décrite est plutôt enjolivée. Les éditeurs qui traitent avec les personnages sont plutôt de leur côté, ce sont des alliés qui veulent leur bien. Si vous voulez plutôt une critique sévère de l’industrie du manga, il vaut mieux vous tourner vers Bakuman qui est beaucoup plus acerbe à ce niveau-là. De mon côté, je n’ai pas vraiment de crainte de recevoir des pressions particulières de la part de sociétés ou quoi que ce soit. Ce n’est pas vraiment ce genre d’œuvre à problème...
Dans Prophecy comme dans Poison city, on croise souvent ce type de personnage politique assez arrogant. Comment les hommes politiques considèrent-ils le manga au Japon : comme un art, comme quelque chose d’utile commercialement, ils s’en désintéressent complétement... ?
Tetsuya Tsutsui : Parmi les nombreux députés au Japon, il y en a beaucoup qui comprennent la culture du manga et essaye de la pousser dans le bon sens. Simplement, il faut se rendre aussi à l’évidence, parmi les politiques au Japon, beaucoup ont un certain âge et ont plutôt des tendances conservatrices, donc c’est vrai que quand ils ont découvert la culture du manga était plutôt un apport cool, ce qu’on appelle là-bas le « cool Japan », ils ont essayé de pousser dans ce sens. Mais on se rend compte qu’en réalité ils n’y comprennent rien du tout. Malgré tout, on sent que beaucoup de politiques, concernant la liberté d’expression, essayent de durcir le ton pour limiter au maximum les choses qui les dérangent eux.
Tetsuya Tsutsui : Tout d’abord, concernant Charlie Hebdo, j’ai été extrêmement marqué et choqué par ce qu’il s’est passé dans cette rédaction. J’ai trouvé vraiment cela déplorable et affreux. Cela m’a malgré tout permis de me rendre compte à quel point, par la mobilisation qui a suivi, les Français sont très attachés à cette notion de liberté d’expression, et cela m’a d’autant plus marqué. Quant à savoir jusqu’où peut aller la liberté d’expression, je pense qu’il n’y a vraiment pas de réponse précise, parce que tout simplement la réponse sera extrêmement différente en fonction des époques ou des cultures. Mais moi, en tant qu’auteur, j’aspire à une liberté totale, et c’est vrai que je n’aimerais pas qu’on me dise que je ne peux pas parler de religion par exemple.
Dans le manga, vous parlez de l’époque de la censure des comics aux Etats-Unis dans les années 1950. Avez-vous effectué un gros travail de documentation sur ce sujet et sur la censure dans l’Histoire en général ?
Tetsuya Tsutsui : Dans Poison city, on parle notamment d’un livre en particulier, Seduction of the innocent, à l’origine du comics code, mais j’ai également lu plusieurs livre qui parlent de la culture des comics, et puis cela fait quand même pas mal d’années que je fais mes propres recherches sur ces thématiques-là par le biais d’Internet.
Il est parfois difficile de discerner dans Poison city ce qui est de la fiction de ce qui vous concerne personnellement, car il y a plein de références et de clins d’œil à vos propres œuvres. Vouliez-vous brouiller les cartes ?
Tetsuya Tsutsui : Si j’ai réussi à brouiller les cartes à ce point, c’est pour moi une preuve de succès parce que c’est justement ce que je cherchais à faire, d’arriver à flouter ce qui était de l’ordre de la fiction et de l’ordre du vécu, donc ça tombe parfaitement.
Depuis l’affaire avec Manhole, réfléchissez-vous plus à vos scénarios et vos visuels en amonts de votre travail pour tenir compte d’une éventuelle censure ? Avez-vous changé votre manière de travailler ?
Tetsuya Tsutsui : Dans le cas de Poison city, vu que de toute façon la thématique abordée ne se prête pas vraiment aux images gores, je n’ai pas eu besoin de me limiter particulièrement ou de me contenir d’un point de vue visuel. Cela étant dit, suite à cette histoire de censure dont j’ai été victime à Nagasaki, j’ai toujours cette espèce d’épée de Damoclès qui me dit que de toute façon la censure est là quelque part et qu’elle peut tomber un peu de façon arbitraire, et c’est ça qui me fait peur, j’ai toujours ça quelque part en tête.
Est-ce qu’il y a d’autres thématiques concernant des problèmes de société que vous voudriez aborder dans le futur ?
Tetsuya Tsutsui : J’ai peur que ce soit interprété comme du spoil envers ma prochaine œuvre et je ne voudrais surtout pas que mes propos prêtent à confusion, mais parmi les thématiques qui sont aujourd’hui dans mes centres d’intérêt, c’est surtout le vieillissement de la population qui retient mon attention, notamment au Japon, et toutes les magouilles un peu frauduleuses et les business mafieux que cela peut entraîner. C’est surtout cette thématique qui m’intéresse aujourd’hui, mais n’allez pas croire que ça sera forcément le thème de ma prochaine œuvre.
Au salon du livre en ce moment, il y a également une auteur qui s’appelle Satoe Tone, qui est partie du Japon il y a quelques années et vit depuis 3 ans en Italie car elle se trouvait un peu étouffée par la censure et la culture du non-dit au Japon. Avez-vous déjà envisagé de partir vous aussi ou pensez-vous qu’un jour vous en aurez assez d’avoir cette épée de Damoclès au-dessus de la tête ?
Tetsuya Tsutsui : Je pense que le Japon n’a pas encore été assez loin pour me faire dire « ça y est, ça suffit, je n’en peux plus, il faut que je m’en aille ». On n’en est pas du tout là. J’adore le Japon, c’est un pays fantastique et je m’y plais évidemment. Après, de façon plus triviale, il y a 3 ans j’ai eu l’occasion de visiter un peu les régions françaises et je me suis rendu à Aix-en-Provence. J’ai adoré l’ambiance et l’atmosphère qui régnaient dans le sud de la France. C’est devenu un petit peu comme un fantasme, de me dire qu’un jour j’aimerais bien vivre dans ce genre d’endroit, mais ce n’est absolument pas à l’ordre du jour. Pour l’instant, je me plais au Japon et je m’y sens encore très bien.
Pensez-vous qu’aujourd’hui, le Japon est déjà trop engagé sur le chemin de la censure et qu’il s’oriente réellement vers une période comme celle du comics code des années 1950 aux Etats-Unis, qu’il faut réagir dès maintenant, ou bien est-ce que ce que vous racontez dans Poison city n’est qu’une mise en garde préventive ?
Tetsuya Tsutsui : Un peu les deux en réalité. Je pense que le Japon se rapproche plutôt de ce qu’il s’est passé dans les années 1950 aux Etats-Unis. Avant les Jeux Olympiques, où tout doit être propre, il reste évidemment encore beaucoup de temps, donc on peut penser que la censure et tous ces processus vont s’accentuer. Cela étant dit, il n’est pas encore trop tard, et j’espère que par le biais de mon œuvre, on va pouvoir prendre conscience assez tôt qu’il faut faire attention à ce genre de pratiques. Donc voilà, on est un petit peu entre les deux en ce moment...
Merci !
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Merci à Florent Gorges et Mai Ono pour la traduction et aux éditions Ki-oon
Interview co-réalisée avec Paul Ozouf (Journal du Japon) et Elsa Bordier (9e Art)
Merci à Faustine LILLAZ pour certaines questions
Toutes les illustrations de l'article sont ©Tetsuya Tsutsui / Ki-oon